DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE LINDNER ET HAMMERMAYER c. ROUMANIE

(Requête no 35671/97)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

3 décembre 2002

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Lindner et Hammermayer c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35671/97) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, M. Alexandru Lindner et Mme Cristina Hammermayer (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme, le 9 avril 1997, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Me Adrian Vasiliu, avocat au barreau de Bucarest. Le Gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Cristina Iulia Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  Les requérants allèguent en particulier que le refus de la cour d’appel de Bucarest, le 14 octobre 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, ils se plaignent que cet arrêt de la cour d’appel a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Les requérants résident à Francfort, Allemagne.

9.  Le 2 octobre 1939, la mère des requérants devint propriétaire d’un immeuble sis à Bucarest, composé de trois appartements. Le 30 mars 1948, elle vendit un des appartements à L.N. En 1975, elle immigra en Allemagne.

10.  Le 18 septembre 1975, l’État prit possession de l’immeuble en invoquant le décret de confiscation no 223/1974. Ni les motifs ni la base légale de cette confiscation ne furent notifiés à la mère des requérants.

L’action en revendication de propriété

11.  Le 27 juillet 1992, les requérants, et tant qu’héritiers, saisirent le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest d’une action en annulation de la décision de confiscation de l’immeuble, à l’encontre  de la mairie de la ville de Bucarest et de la société H., administrateur de logements d’État. Ils firent valoir que leur mère avait été propriétaire de l’immeuble et que l’État se l’était approprié en se prévalant du décret de confiscation no 223/1974, mais que cette privation de propriété était illégale, car l’acte administratif de confiscation n’avait jamais été notifié à leur mère. Le 3 mai 1994, le tribunal rendit un jugement qui fut annulé par décision du 19 avril 1995 du tribunal départemental de Bucarest, à la suite d’une informalité de procédure, et le dossier fut renvoyé au tribunal de première instance.

12.  Par jugement du 28 janvier 1995, le tribunal fit droit à cette demande, estimant que la décision administrative de confiscation en faveur de l’État ne respectait pas les exigences de forme prévues par la loi. Par conséquent, il jugea que l’État n’avait pas acquis légalement le droit de propriété et que les requérants étaient les propriétaires légitimes. Le tribunal ordonna l’annulation de la décision de confiscation et la restitution de l’immeuble aux requérants.

13.  L’appel de la mairie de la ville de Bucarest fut rejeté le 17 mai 1996 par le tribunal départemental de Bucarest, avec le même raisonnement que celui du tribunal de première instance.

 

14.  La mairie fit recours devant la cour d’appel de Bucarest. Par arrêt du 14 octobre 1996, la cour admit le recours et rejeta l’action en revendication des requérants. Elle constata que l’immeuble revendiqué était devenu propriété d’État sur titre, plus précisément la décision de la mairie du 18 septembre 1975, et jugea qu’afin d’obtenir sa restitution ou, le cas échéant, un dédommagement, les requérants pouvaient se prévaloir uniquement des dispositions de la loi no 112/1995 sur la restitution de certains biens nationalisés.

15.  Le 20 décembre 1996, l’État vendit un des deux appartements composant le bien litigieux à l’ancien locataire.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

17.  Les dispositions pertinentes du décret no 223/1974 de confiscation de certains immeubles se lisent ainsi :

Article I

« Dans la République Socialiste de Roumanie, les immeubles, constructions et terrains ne peuvent être détenus en propriété que par les personnes physiques qui ont leur domicile dans le pays. »

Article II

« Ceux qui ont fait des demandes de départ du pays définitivement à l’étranger, doivent aliéner leurs immeubles, jusqu’à la date du départ. L’aliénation doive être faite en faveur de l’État (...). Les immeubles appartenant aux personnes qui ont quitté frauduleusement le pays, ou aux personnes qui ne sont pas rentrées dans les délais légaux, deviennent propriété de l’État roumain sans aucun dédommagement. (...) »

18.  La position de la Cour suprême de justice dans la matière peut se résumer ainsi : le 20 novembre 2000, la Cour suprême de justice statuant toutes chambres réunies, constata que les tribunaux n’avaient pas une position commune sur la question des actions en revendication par lesquelles, selon la voie du droit commun, les intéressés sollicitent la restitution des biens immobiliers confisqués en vertu du décret no 223/1974. Elle releva que certains tribunaux avaient jugé que ces actions sont irrecevables, au motif que les demandes devaient suivre la voie prévue par la loi spéciale à cet égard, no 112/1995, tandis que d’autres les avaient estimés recevables. La Cour suprême conclut que les juridictions étaient compétentes pour connaître, selon le droit commun, les actions en revendication des immeubles confisqués par l’État en vertu du décret no 223/1974.

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Sur l’irrecevabilité de la requête pour non-épuisement

19.  Le Gouvernement plaide en substance l’irrecevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir qu’il est loisible aux requérants d’introduire une action basée sur la loi no 10/2001, adoptée le 8 février 2001.

20.  La Cour rappelle que les requérants ont déjà introduit une action en revendication de l’immeuble, voie de recours existante et suffisante en droit interne, et estime que le Gouvernement ne saurait exciper du défaut pour les requérants d’avoir introduit une nouvelle action en revendication (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, §§ 54-55).

21.  Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention

22.  D’après les requérants, l’arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest a porté atteinte à l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à Convention, qui dispose :

« Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. »

23.  Les requérants se plaignent de ce que la confiscation de l’immeuble en vertu du décret no 223/1974 a été déterminée par le fait que leur mère avait immigré en Allemagne, affectant ainsi sa liberté de circulation. Ils invoquent l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention.

24.  La Cour observe que la mère des requérants avait quitté définitivement la Roumanie en 1975, date à laquelle l’État s’appropria son immeuble. Par la suite, elle décéda, à une date qui n’a pas été précisée. Il ne ressort pas du dossier qu’elle se serait personnellement plainte d’une violation du droit à la liberté de circulation. De toute manière, la nature particulière de ce grief, dans les circonstances de l’espèce, ne permet pas de le considérer comme transmissible (voir, mutatis mutandis, Altun c. Allemagne no 10308/83, rapport de la Commission du 7 mars 1984 (DR) 36, p 236).

25.  Dans la mesure où la question soulevée par les requérants pourrait toucher à un intérêt général, de nature à imposer la poursuite de l’examen de ce grief, la Cour rappelle que la Roumanie a ratifié la Convention le 20 juin 1994. Dès lors, le grief concernant la liberté de circulation de la mère des requérants en 1975 échappe à la compétence ratione temporis de la Cour.

26.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II.  SUR LE BIEN-FONDÉ

27.  La Cour constate que les griefs concernant les violations alléguées de l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer cette partie de la requête recevable.

A.  Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

28.  D’après les requérants, l’arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

29.  Dans leur mémoire, les requérants font valoir que le refus de la cour d’appel de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et par l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice.

30.  Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il estime que la cour d’appel n’a pas refusé l’examen de l’affaire, mais a décidé, bien que succinctement, que la confiscation était « sur titre », ce qui, selon lui, constitue un examen sur le fond.

31.  La Cour observe que les requérants ont saisi les tribunaux d’une action en revendication, alléguant que la décision de confiscation n’était pas légale, et que leur demande a été rejetée en raison du simple constat de l’existence de la décision de confiscation.

32.  Elle rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, mais qu’il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (voir l’arrêt Hiro Balani c. Espagne du 9 décembre 1994, série A no 303-B, pp. 29-30, § 27).

Dans la présente affaire, le fait que la mairie avait émit une décision de confiscation de l’immeuble n’était pas contesté, l’objet du litige étant justement de vérifier si ladite décision remplissait les conditions de fond et de forme requises par la loi en vigueur à l’époque. Or, la cour d’appel ne s’est pas penchée sur cette question et n’a analysé aucun des arguments des requérants, leur indiquant expressément de s’adresser à la commission administrative pour trancher leur demande de restitution.

33.  On ne peut donc déduire de la formule utilisée par la cour d’appel, selon laquelle la confiscation était « sur titre », qu’elle aurait procédé à un examen du fond de la validité du titre de confiscation. Il s’ensuit que la cour d’appel a exclu l’action en revendication des requérants de la compétence des tribunaux, ce qui est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

34.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 1 du protocole no 1 à la Convention

35.  Les requérants se plaignent que l’arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

36.  Les requérants estiment que l’arrêt de la cour d’appel a eu pour effet de les priver abusivement de leur propriété. En premier lieu, cet arrêt n’a pas poursuivi un but d’utilité publique, car les tribunaux inférieurs n’ont pas empiété sur le domaine législatif, mais ont simplement tranché un litige civil en revendication. Enfin, les requérants estiment qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1, car ils se sont vus privés de leur propriété sans qu’une indemnité leur soit accordée.

37.  Le Gouvernement soutient que le grief des requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour d’après laquelle la Convention ne consacre pas le droit au rétablissement dans le droit de propriété, l’article 1 du Protocole no 1 ne protégeant que le respect des biens actuels, sans garantir le droit d’acquérir des biens.

Le Gouvernement affirme que le fait de savoir si la nationalisation de l’immeuble de la mère des requérants était ou non légale ne peut être établi que par une décision judiciaire définitive. Or dans sa décision du 14 octobre 1996, la cour d’appel de Bucarest n’a pas tranché cette question. Dès lors, le Gouvernement considère que les requérants ne disposent pas d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

38.  La Cour doit donc examiner si le refus des tribunaux de trancher le litige visant ladite partie de l’immeuble nationalisé s’analyse en une atteinte aux droits de propriété des requérants, tels que les garantit l’article 1 du Protocole no 1.

39.  A cet égard, la Cour rappelle, premièrement, qu’elle ne peut examiner une requête que dans la mesure où elle se rapporte à des événements s’étant produits après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Partie contractante concernée. En l’espèce, le bien litigieux a été confisqué en 1975, soit avant le 20 juin 1994, date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie. La Cour n’est donc pas compétente ratione temporis pour examiner les circonstances de la confiscation ou les effets continus produits par elle jusqu’à ce jour.

40.  Elle réitère sa jurisprudence bien établie selon laquelle la privation d’un droit de propriété ou d’un autre droit réel constitue en principe un acte instantané et ne crée pas une situation continue de « privation d’un droit » (voir, par exemple, Lupuleţ c. Roumanie, requête no 25497/94, décision de la Commission du 17 mai 1996, DR 85-A, p. 126). Le grief des requérants est donc incompatible avec les dispositions de la Convention pour autant qu’on peut le comprendre comme critiquant en tant que telles les mesures adoptées sur le fondement de la loi no 223/1974 concernant l’immeuble avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

41.  Les requérants ne peuvent donc se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où la procédure qu’ils incriminent se rapportait à leurs « biens », au sens de cette disposition.

A cet égard, la Cour rappelle que la notion de « biens » contenue à l’article 1 du Protocole no 1 peut recouvrir tant des « biens actuels » (arrêt Van der Mussele c. Belgique du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 23, § 48) que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir les arrêts Pine Valley Developments Limited et autres c. Irlande du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 23, § 51, et Pressos Compania Naviera S.A. c. Belgique du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 21, § 31).

En revanche, l’espoir de voir reconnaître la survivance d’un ancien droit de propriété qu’il est depuis bien longtemps impossible d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, 13 décembre 2000, CEDH 2000 – XII), et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Mario de Napoles Pacheco c. Belgique, requête no 7775/77, décision de la Commission du 5 octobre 1978, DR 15, p. 143, et Lupuleţ c. Roumanie, décision précitée, p. 133).

42.  En l’espèce, les requérants ont saisi les autorités nationales compétentes d’une procédure en revendication de l’immeuble. En intentant l’action, ils cherchaient à se voir reconnaître un droit de propriété qui, à l’époque de la demande introductive d’instance, n’était plus le leur. En conséquence, la procédure ne se rapportait pas à un « bien actuel » des requérants.

43.  Il reste à examiner s’ils pouvaient avoir une «espérance légitime » d’obtenir la restitution de l’immeuble. La restitution en nature de l’intégralité de la propriété aurait pu être obtenue dans l’éventualité où les tribunaux auraient décidé, en évaluant les circonstances de l’affaire, que la confiscation de l’immeuble de leur mère n’avait pas été légale. Il s’agit d’une question pour laquelle la compétence appartient au premier chef aux instances nationales, la Cour ne pouvant pas spéculer sur quelle aurait été l’issue de la procédure si la cour d’appel de Bucarest l’aurait tranché. Bien que le tribunal de première instance ainsi que celui départemental ont tranché en faveur des requérants, l’affaire restait pendante devant les juridictions roumaines jusqu’à l’obtention d’une décision définitive, l’action en revendication de l’immeuble en soit ne faisant naître, dans le chef des requérants, aucun droit de créance, mais uniquement l’éventualité d’obtenir pareille créance (voir Ouzounis et autres c. Grèce, no 49144/99, § 25, 18 avril 2002, non publié). Il en découle que les requérants n’ont pas établi avoir une « espérance légitime » de se voir restituer l’immeuble.

44.  Partant, il n’y a pas eu méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage matériel

46.  A titre principal, les requérants sollicitent la restitution du bien litigieux, composé de deux appartements, deux garages et de deux tiers du terrain. Ils entendent recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur actuelle des biens, à savoir, selon le rapport d’expertise soumis à la Cour, 181 497 « USD ».

47.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que l’octroi d’une somme au titre du dommage matériel n’est pas justifié, car les requérants ne possèdent pas un bien au sens de la jurisprudence de la Convention et que de toutes manières ils peuvent toujours revendiquer avec succès l’immeuble devant les juridictions internes. En toute hypothèse, le Gouvernement estime que le montant maximum qui pourrait être octroyé est de 74 459 USD, représentant, selon le rapport d’expertise qu’il a produit devant la Cour, la valeur marchande des biens litigieux.

48.  La Cour note que les sommes réclamées au titre de dommage matériel se rapportent à la valeur de l’immeuble confisqué par l’État. Compte tenu du fait que pour le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 il n’a pas été constaté de violation, le seul grief ayant donné lieu au constat d’une violation est celui tiré de l’absence d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour précise derechef qu’elle ne peut spéculer sur l’issue que la procédure en revendication aurait connue si la cour d’appel de Bucarest avait tranché la demande des requérants.

49.  Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants n’ont pas démontré l’existence d’un lien de causalité entre le dommage matériel allégué par eux et la violation de l’article 6 § 1 de la Convention établie par la Cour. En conséquence, la demande au titre dommage matériel doit être rejetée.

B.  Dommage moral

50.  Pour ce qui est du dommage moral, les requérants reclament la somme de 50 000 USD pour le préjudice subi en raison du refus de la cour d’appel de Bucarest de trancher le litige concernant la revendication de son l’immeuble, refus qui les auraient ainsi privés du droit de jouir de leur propriété.

51.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, en estimant qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu. 

52.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans le droit des requérants à un tribunal, pour lequel la somme de 5 000 euros représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Frais et dépens

53.  Les requérants sollicitent le remboursement de 770 USD, qu’ils ventilent comme suit, en présentant un décompte détaillé :

a)  500 USD à titre d’honoraires pour le travail accompli par leurs avocats dans la procédure devant la Cour, tant sur le fond que sur la question de la satisfaction équitable ;

b)  20 USD pour frais de traduction ;

c)  150 USD pour frais d’expert ;

54.  Le Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement des frais encourus, sur présentation des pièces justificatives.

55.  La Cour note que seulement une partie de la requête a donné suite à une constatation d’une violation de la Convention. Dans ces conditions, elle juge approprié d’allouer aux requérants 400 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt à ce titre.

D.  Intérêts moratoires

56.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs des requérants concernant l’absence d’accès à un tribunal et au droit au respect de leurs biens, et irrecevable pour le surplus de la requête ;

2.  Déclare le restant de la requête irrecevable;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

4  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

5.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral ;

ii.  400 EUR (quatre cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b)  que ces sommes sont à convertir en monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

c)  que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, majoré de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président