DEUXIEME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE VASILIU c. ROUMANIE

 

(Requête n° 29407/95)

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

21 mai 2002

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Vasiliu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mmes W. Thomassen,
A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 avril 2002,

Rend l'arrêt que voici :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 29407/95) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Maria Vasiliu (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 7 août 1995 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme R. Rizoiu.

3.  La requérante alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, par son arrêt du 22 mars 1995, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication était contraire à l'article 6 de la Convention. En outre, elle se plaignait de que cet arrêt de la Cour suprême de justice avait porté atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par décision du 21 mars 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.   Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  La requérante, ressortissante roumaine née en 1919, est domiciliée à Bucarest.

10.  En 1953, le père de la requérante devint le propriétaire d'un bien immobilier sis à Bucarest et composé d'un bâtiment avec trois appartements et d'un terrain de 395 m2.

11.  En 1950, l'Etat prit possession dudit bien en vertu du décret de nationalisation n° 92/1950.

12.  A une date non précisée, la société d'Etat S.C.A.V.L. conclut avec la requérante un contrat de bail pour l'appartement n° 3 de l'immeuble.

13.  En 1974, en application de la loi n° 4/1973, l'Etat vendit à la requérante l'appartement qu'elle occupait en tant que locataire.

A.  La première action en revendication

14.  Le 24 septembre 1993, la requérante assigna devant le tribunal de première instance du 4ème arrondissement de Bucarest la mairie de la ville de Bucarest et la société S.C.A.V.L., afin de se voir reconnaître, en tant qu'unique héritière, le droit de propriété sur l'immeuble qui avait appartenu à son père et dont elle avait hérité.

15.  Par jugement du 23 décembre 1993, le tribunal fit droit à sa demande. Il constata tout d'abord que le père de la requérante était fonctionnaire à la date de la nationalisation et qu'à ce titre, les dispositions du décret n° 92/1950 ne lui étaient pas applicables. Il jugea dès lors que c'était par erreur que l'immeuble du père du requérant avait été nationalisé en application dudit décret et ordonna aux défenderesses de restituer à la requérante l'immeuble litigieux.

16.  En l'absence de recours, ce jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.

17.  Le 8 mars 1994, le maire de Bucarest ordonna la restitution effective de l'immeuble de la requérante.

18.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 23 décembre 1993. Il faisait valoir que les premiers juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret n° 92/1950.

19.  Par arrêt du 22 mars 1995, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 23 décembre 1993 et, sur le fond, rejeta l'action en revendication de la requérante. Elle jugea que l'application du décret n° 92/1950 ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions et que, dès lors, les premiers juges avaient empiété sur les attributions du pouvoir législatif en constatant que la requérante était le véritable propriétaire du bien litigieux. La Cour souligna enfin que, de toute manière, de nouvelles lois allaient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'Etat s'était appropriés abusivement.

20.  A une date non précisée, le maire de la ville de Bucarest ordonna la radiation du registre foncier de la mention du droit de propriété de la requérante sur les appartements nos 1 et 2 de l'immeuble qu'elle avait revendiqué.

21.  Les 9 septembre 1996 et 13 janvier 1997, en vertu de la loi n° 112/1995, la mairie de Bucarest et la société S.C.A.V.L. vendirent les appartements nos 1 et 2 dudit immeuble aux tiers qui les occupaient en tant que locataires.

B.  La deuxième action en revendication

22.  A une date non précisée, la requérante introduisit devant le tribunal départemental de Bucarest une nouvelle action en revendication de l'immeuble dont elle avait hérité à l'encontre du Conseil général de Bucarest.

23.  Par jugement du 17 septembre 1998, le tribunal fit droit à sa demande et, constatant qu'elle était propriétaire légitime de l'immeuble litigieux, ordonna qu'il lui soit restitué.

24.  A une date non précisée, ce jugement devint définitif et fut revêtu de formule exécutoire.

25.  Le 10 novembre 1998, le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution de l'immeuble à la requérante.

26.  Les autorités compétentes refusèrent d'exécuter cette décision, ainsi que le jugement du 17 septembre 1998, au motif que deux des appartements de l'immeuble en litige avaient été vendus aux locataires.

27.  En raison de la précarité de sa situation financière, la requérante n'entama pas d'autres procédures à l'encontre des nouveaux propriétaires de l'immeuble.

 

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

28.  Les dispositions pertinentes de la loi n° 4 du 28 mars 1973, sur la vente aux particuliers des logements du fond locatif de l'Etat, sont ainsi libellés :

Article 42

« Après avoir assuré le nécessaire en logements destinés à être loués [à des particuliers], l'Etat peut vendre les autres logements dont il dispose, et, en priorité, (...) les maisons avec un seul appartement ou un nombre réduit d'appartements, construites avec des matériaux de construction de qualité inférieure ou avec des matériaux qualitativement supérieurs, mais avec un degré avancé d'usure (...) Les logements seront vendus aux personnes qui les occupent en tant que locataires. »

Article 43

« La vente des logements du fond locatif d'Etat sera échelonnée. Le Conseil des Ministres approuve chaque année la liste des logements mis en vente, sur proposition des conseils populaires départementaux et de la ville de Bucarest. (...) Les listes avec les prix établis par chaque logement seront affichées au siège des conseils populaires, sur les lieux d'emplacement des bâtiments mis en vente et dans d'autres endroits où elles peuvent être consultées par les citoyens. »

29.  Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

EN DROIT

I.  Sur les exceptions préliminaires du gouvernement

30.  D'après le Gouvernement, les faits nouveaux intervenus après l'introduction, par la requérante, de sa deuxième action en revendication, entraînent la perte de la qualité de victime de la requérante, au sens de l'article 34 de la Convention.

31.  La requérante invite la Cour à poursuivre l'examen de l'affaire. Elle fait valoir qu'elle a été privée de son bien et qu'à l'heure actuelle, elle ne se l'est toujours pas vu restituer. Elle souligne aussi que, bien qu'elle se soit vu reconnaître le droit de propriété dans une deuxième procédure en revendication, elle ne peut toujours pas jouir de son bien, l'Etat l'ayant vendu entre temps à des tiers. Dès lors, le jugement du 17 septembre 1998 ne saurait la priver de sa qualité de victime, qu'elle a eue et qu'elle a toujours.

32.  La Cour rappelle qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, l'arrêt Ludi c. Suisse du 15 juin 1992, série A n° 238, p. 18, § 34). Or, elle note en l'espèce que la requérante se trouve à l'heure actuelle dans la même situation qu'au 22 mars 1995.

En effet, bien qu'elle ait eu gain de cause dans la deuxième action en revendication immobilière, il reste qu'elle ne peut toujours pas jouir de son bien, l'Etat en ayant vendu une partie à des tiers. Dès lors, le jugement du 17 septembre 1998 ne saurait en aucun cas effacer entièrement les conséquences de l'arrêt précité de la Cour suprême de justice pour la jouissance, par la requérante, de son droit de propriété.

De surcroît, la Cour observe que les griefs de la requérante ne se limitent pas à l'ingérence, par l'arrêt de la Cour suprême de justice du 22 mars 1995, dans son droit de propriété, mais concernent également la violation de l'article 6 § 1 de la Convention par ce même arrêt. Or, la requérante peut incontestablement se prétendre victime du fait de l'annulation d'une décision judiciaire définitive en sa faveur et du constat que les tribunaux n'étaient pas compétents pour examiner des actions en revendication, telles que celle qu'elle avait introduite. Son impossibilité de porter à nouveau devant les tribunaux une telle action a persisté, en effet, pendant plusieurs années (cf. mutatis mutandis, arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 50).

33.  Dans ces circonstances, la Cour estime que la requérante peut se prétendre victime de violations de la Convention, au sens de l'article 34 de la Convention.

34.  Le Gouvernement plaide également l'irrecevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir qu'à la suite de l'adoption de la loi n° 10 du 8 février 2001, il est loisible à la requérante d'introduire une nouvelle action en revendication.

35.  La Cour rappelle que dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie, elle a dit que le Gouvernement, responsable de l'annulation d'un jugement définitif rendu à la suite d'une action en revendication, ne saurait exciper du non-épuisement dû au défaut du requérant d'introduire une nouvelle action en revendication (ibidem, §§ 54-55).

36.  Partant, il y a lieu de rejeter les exceptions du Gouvernement.

 

II.  Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention

37.  D'après la requérante, l'arrêt de la Cour suprême de justice a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

38.  Dans son mémoire, la requérante fait valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l'article 21 de la Constitution roumaine et à l'article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice.

39.  Le Gouvernement admet que la requérante s'est vu opposer un refus d'accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que de toute manière il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

40.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 22 mars 1995 a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.

41.  La Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention au motif que l'annulation d'un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.

42.  La Cour observe que rien en l'espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l'affaire Brumărescu précitée. Dès lors, elle estime qu'en appliquant de la sorte les dispositions de l'article 330 du code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 22 mars 1995 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit du requérant à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

43.  De surcroît, l'exclusion par la Cour suprême de justice de l'action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 sur ces deux points.

 

III.  Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention

44.  La requérante estime que l'arrêt de la Cour suprême de justice a porté atteinte à son droit au respect de ses biens, garanti par l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

45.  Elle estime en outre que l'arrêt de la Cour suprême de justice, jugeant que sa propriété appartenait à l'Etat et a annulé le jugement définitif du 23 décembre 1993, constitue une privation de son droit au respect de ses biens, qui ne poursuit pas un but d'utilité publique. De plus, elle souligne qu'à la suite de l'arrêt, l'Etat a vendu à des tiers, en vertu de la loi n° 112/1995, deux des appartements de l'immeuble litigieux.

46.  Le Gouvernement fait valoir que la requérante aurait pu bénéficier des mesures réparatrices de la loi n° 112 de 1995, selon laquelle les personnes qui se sont vu priver par l'Etat, en vertu d'un titre, de leurs immeubles à destination de logement, peuvent êtres rétablies dans leur droit de propriété, si elles habitent toujours le logement confisqué, ou bien se voir octroyer des dédommagements.

47.  La Cour rappelle que le droit de propriété de la requérante sur le bien en litige avait été établi par le jugement définitif du 23 décembre 1993 et relève que le droit ainsi reconnu n'était pas révocable. La requérante avait donc un bien, au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention (voir arrêt Brumărescu précité, § 70).

48.  La Cour relève ensuite que l'arrêt de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif et a dit que l'Etat était le propriétaire légitime du bien litigieux. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l'affaire Brumărescu. La Cour estime donc que l'arrêt précité de la Cour suprême de justice a eu pour effet de priver la requérante de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1 (voir l'arrêt Brumărescu précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n'a été fournie par le gouvernement défendeur quant à la situation ainsi créée. En outre, la Cour relève que la requérante se trouve privée de la propriété du bien depuis maintenant plus de cinquante ans, sans avoir perçu d'indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci, et que les efforts qu'elle a déployés pour en recouvrer la propriété sont à ce jour demeurés vains.

49.  Dans ces conditions, à supposer même que l'on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d'intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu a été rompu, et que la requérante a supporté et continue de supporter une charge spéciale et exorbitante.

50.  Partant, il y a eu et il continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. 

IV.  Sur l'application de l'article 41 DE LA Convention

51.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

52.  La requérante sollicite la restitution de l'ensemble de l'immeuble, ou une somme correspondant à la valeur actuelle de celui-ci , à savoir, selon un rapport d'expertise soumis à la Cour, 4 791 millions de lei roumains (« ROL »), soit 240 000 dollars américains (« USD ») ou 256 000 euros (« EUR »).

53.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que le montant maximum qui pourrait lui être octroyé est de 42.271 USD, représentant la valeur marchande de l'ensemble du bien en litige moins la valeur de l'appartement n° 3 acheté par la requérante en 1974. Subsidiairement, le Gouvernement souligne qu'en vertu de la jurisprudence constante des organes de la Convention, il est loisible à la requérante de se voir octroyer un dédommagement d'un montant inférieur à la valeur marchande de l'immeuble.

54.  La requérante estime que seul un dédommagement correspondant à la valeur actuelle de son immeuble la placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 de la Convention n'avaient pas été méconnues. Elle souligne en outre que le montant des dédommagements doit inclure la valeur de l'appartement qu'elle occupe actuellement, car elle a été tenue de l'acheter à l'Etat en 1974. Elle fait valoir qu'en tout état de cause, le Gouvernement devrait lui restituer au moins le prix qu'elle en a payé, actualisé pour tenir compte du taux d'inflation.

55.   La Cour ne peut pas accueillir l'argument du Gouvernement selon lequel la requérante ne doit pas se voir octroyer un dédommagement pour la partie de l'immeuble qu'elle occupe actuellement. En effet, elle estime qu'il ne saurait être tenu rigueur à la requérante d'avoir tenté de recouvrer son droit de propriété lorsque le rachat d'une partie de son immeuble a été rendu possible par la loi.

La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution à la requérante du prix actualisé qu'elle a payé pour l'appartement n° 3 en 1974, et du restant de l'immeuble, telle qu'ordonnée par les jugements définitifs des 23 décembre 1993 et 17 septembre 1998, la placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 précité n'avaient pas été méconnues.

Cela est sans préjudice de toute prétention que les actuels propriétaires pourraient avoir à la propriété des appartements nos 1 et 2, prétention qui relèverait des tribunaux internes.

56.  A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où cet arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la Cour décide qu'il devra verser à la requérante, pour dommage matériel, la valeur actuelle de l'ensemble de la maison.

57.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l'important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la maison et du terrain y afférent à 186 000 EUR. Le montant des indemnités que le Gouvernement devrait payer à la requérante s'élèverait ainsi à 186 000 EUR. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

B.  Dommage moral

58.  La requérante sollicite aussi 100 000 EUR pour le préjudice moral subi du fait des graves souffrances que lui aurait infligé la Cour suprême de justice en 1995 en la privant de son bien une deuxième fois, après qu'elle eut réussi, en 1993, à mettre un terme à la violation de son droit par les autorités communistes pendant plus de quarante ans.

59.  Le Gouvernement s'élève contre cette prétention, en estimant qu'aucun préjudice moral ne saurait être retenu, la requérante n'ayant pas démontré de lien de causalité entre ses souffrances et les violations alléguées de la Convention. De surcroît, le Gouvernement est d'avis que l'arrêt de la Cour pourrait constituer par lui-même une réparation équitable.

60.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de la requérante au respect de ses biens, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 19 000 euros représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

C.  Intérêts moratoires

61.  Les sommes accordées étant libellées en euros, la Cour juge approprié de fixer le taux d'intérêt moratoire de 7,25% l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de l'absence de procès équitable ;

 

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d'accès à un tribunal ;

 

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

 

4.  Dit que l'Etat défendeur doit restituer à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, le prix actualisé qu'elle a payé en 1974 pour l'appartement qu'elle occupe actuellement et le restant de l'immeuble ;

 

5.  Dit qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les mêmes trois mois, 186 000 EUR (cent quatre-vingt six mille euros), pour dommage matériel, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

 

6.  Dit que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les mêmes trois mois, 19 000 EUR (dix-neuf mille euros) pour dommage moral, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

 

7.  Dit que les montants indiqués sous (5) et (6) seront à majorer d'un intérêt simple de 7,25% l'an à compter de l'expiration desdits délais et jusqu'au versement ;

 

8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 21 mai 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président