AFFAIRE VASILESCU c. ROUMANIE

 

CASE OF VASILESCU v. ROMANIA

 

(53/1997/837/1043)

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT/JUDGMENT

 

STRASBOURG

 

 

22 mai/May 1998

 

 

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.

 

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EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7.  Ressortissante roumaine née en 1897, Mme Elisabeta Vasilescu réside à Potgoli (Dâmboviþa).

8.  Le 23 juin 1966, des policiers de la miliþia d’Argeº perquisitionnèrent sans mandat au domicile de la requérante, dans le cadre d’une enquête policière ouverte contre son conjoint pour détention illégale d’objets de valeur, laquelle était réprimée par la législation alors en vigueur (décret n° 210/1960).

A cette occasion, ils saisirent trois cent vingt-sept pièces de monnaies anciennes en or, dont la plupart étaient perforées pour la confection de bijoux et deux avaient été transformées en boucles d’oreilles.

9.  Le 4 juillet 1966, ces objets furent déposés à l’agence d’Argeº de la Banque nationale de Roumanie et un procès-verbal fut dressé en conséquence.

10.  Le 8 juillet 1966, la direction de la miliþia d’Argeº rendit un non-lieu à l’égard de l’époux de la requérante et clôtura l’instruction de l’affaire conformément à l’article 261 de l’ancien code de procédure pénale (paragraphe 25 ci-dessous). Elle conclut qu’en l’espèce, l’infraction perpétrée n’était pas susceptible de présenter un danger social, mais décida néanmoins de retenir les objets en cause.

11.  Le 24 mai 1990, le procureur du département d’Argeº, auprès duquel la requérante s’était enquise du sort de ses biens, l’informa de ce que rien dans les archives du parquet près le tribunal d’Argeº ne permettait d’établir qu’une telle mesure d’instruction eût été ordonnée en l’occurrence.

12.  Par la suite, la requérante fit auprès du procureur général de Roumanie (« le procureur général ») une demande en restitution de biens. Le 11 octobre 1990, ce dernier répondit qu’aucune ordonnance de saisie ou de perquisition n’avait été émise contre elle ou son époux, ni en 1966 ni ultérieurement.

13.  A une date non précisée en 1991, le ministère de l’Intérieur confirma à l’égard de la requérante qu’une mesure d’instruction avait bien été ordonnée en 1966 quant aux objets qu’elle revendiquait, et que par la suite, un non-lieu avait été prononcé à l’égard de son époux. D’après le ministère, la mesure de saisie avait toutefois été maintenue par le procureur près le tribunal d’Argeº.

14.  En 1991, la requérante introduisit contre la Banque nationale dépositaire une action en restitution de quarante pièces d’or transformées en collier et d’une paire de boucles d’oreilles.

Devant le tribunal de première instance de Gãeºti, elle faisait valoir que ces objets avaient été illégalement confisqués par la police, sans qu’une mesure eût été ordonnée à cet effet par un magistrat compétent. A l’appui de sa demande, elle invoquait la réponse du procureur général du 11 octobre 1990 (paragraphe 12 ci-dessus).

15.  Le 21 février 1992, le tribunal, se fondant sur des témoignages recueillis et des documents versés au dossier, donna gain de cause à la requérante et ordonna la restitution par la Banque nationale des objets réclamés. Le tribunal constata également que la police d’Argeº avait saisi au total trois cent vingt-sept pièces d’or appartenant à la requérante.

16.  La Banque nationale défenderesse en appela au tribunal départemental (tribunalul judeþean) de Dâmboviþa, lequel la débouta le 7 octobre 1992. Ce dernier constata qu’à l’issue de l’enquête policière

ouverte contre l’époux de la requérante, un non-lieu avait été rendu le 8 juillet 1966 et qu’en tout état de cause, aucune disposition légale n’interdisait à la requérante de reprendre possession des objets litigieux.

17.  En 1993, s’estimant en droit de se voir restituer la totalité des objets retenus par la miliþia, la requérante invita le procureur général à introduire devant la Cour suprême de justice (curtea supremã de justiþie) un recours extraordinaire contre le jugement du 21 février 1992 (paragraphes 15 ci-dessus et 27 ci-dessous).

18.   Le 10 juin 1993, le procureur général informa la requérante qu’il n’entendait pas accéder à cette demande. A ses yeux, le jugement du 21 février 1992 était légal et bien fondé.

19.  Le 19 août 1993, le procureur général indiqua à la requérante que si elle n’était pas satisfaite des décisions prononcées dans son affaire, elle pouvait exercer le nouveau recours d’appel créé par la loi n° 59 de 1993 portant modification du code de procédure civile.

20.  En conséquence, tant la requérante que la Banque nationale défenderesse interjetèrent appel de l’arrêt du 21 février 1992 devant la cour d’appel (curtea de apel) de Ploieºti.

La requérante demandait la restitution de la totalité des pièces litigieuses, tandis que la banque sollicitait l’annulation des décisions antérieurement rendues. Cette dernière arguait de ce que les tribunaux n’étaient pas habilités à se prononcer en l’espèce, toute plainte contre des mesures d’instruction relevant de la compétence exclusive des procureurs, conformément aux articles 275 à 278 du code de procédure pénale (paragraphe 26 ci-dessous).

21.  Par un arrêt du 22 février 1994, la cour d’appel rejeta les deux recours. Concernant la requérante, elle souligna que celle-ci avait initialement limité ses prétentions aux quarante pièces et à la paire de boucles d’oreilles en or et que, par conséquent, elle n’était pas en droit de les modifier en appel.

Pour ce qui est de la banque défenderesse, la cour mit en évidence le non-lieu rendu dans l’instruction pénale ouverte contre l’époux de la requérante. Elle observa de surcroît que le procureur général n’avait donné aucune suite à la demande en restitution présentée par la requérante et qu’il s’était contenté de la convaincre d’ester en justice. Quant au chef de détention illégale d’objets en or, la cour répondit que leur rétention par la police n’avait aucune base légale et qu’en conséquence, les tribunaux en avaient correctement ordonné la restitution. Cet arrêt devint définitif.

22.  En 1994, le procureur général forma, conformément à l’article 330 du code de procédure civile (paragraphe 27 ci-dessous), un recours en annulation devant la Cour suprême de justice contre les jugements des 21 février et 7 octobre 1992 ainsi que l’arrêt du 22 février 1994.

 

Dans son mémoire, il réitéra l’argument selon lequel, en statuant dans l’affaire en question, les juridictions civiles avaient outrepassé leurs compétences d’attribution et empiété sur celles des procureurs, exclusives en la matière (voir paragraphe 26 ci-dessous). En conséquence, il sollicitait le renvoi de l’affaire devant l’autorité compétente.

La requérante, pour sa part, dénonçait la violation de l’article 21 de la Constitution garantissant le libre accès à la justice (paragraphe 24 ci-dessous) et demandait le rejet dudit recours.

23.  Le 20 octobre 1994, la Cour suprême de justice fit droit à la demande du procureur général et cassa tous les jugements en question, estimant qu’aux termes de l’article 275 du code de procédure pénale, le procureur du département d’Argeº était seul compétent pour connaître de la demande de la requérante en restitution des objets litigieux.

ii. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

24.  L’article 21 de la Constitution se lit ainsi :

« Toute personne peut s’adresser à la justice pour la protection de ses droits, de ses libertés et de ses intérêts légitimes.

Aucune loi ne peut restreindre l’exercice de ce droit.

(…) »

B. Le code de procédure pénale

25.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale d’avant la réforme du 1er janvier 1969 prévoyaient :

Article 115 § 4

« Les objets en métal et les pierres précieuses (…) seront déposés à l’agence la plus proche de la Banque d’Etat dans un délai de quarante-huit heures (…) »

Article 187

« Les organes chargés de l’instruction pénale demanderont l’autorisation du procureur pour effectuer les actes suivants :

a)  les perquisitions à domicile, sauf en cas d’infractions flagrantes ;

(…)

L’autorisation sera accordée par écrit sur la base d’une ordonnance motivée rendue par l’organe chargé de l’instruction.

(…) »

Article 261

« Si, au cours des investigations effectuées, apparaît une raison empêchant l’ouverture ou la continuation de la procédure pénale, l’organe chargé de l’instruction peut mettre fin à ladite procédure en classant l’affaire.

(…)

La clôture de la procédure pénale sera faite par ordonnance motivée (…) »

26.  Dans leur nouvelle version, telle qu’adoptée par la loi du 12 novembre 1968 entrée en vigueur le 1er janvier 1969, les dispositions pertinentes du code de procédure pénale sont ainsi libellées :

Article 168

« Contre la mesure préventive, la personne mise en accusation ou l’inculpé (...) peuvent se plaindre devant l’organe chargé de l’instruction pénale qui a ordonné la mesure ou devant le procureur qui surveille l’instruction, jusqu’au moment où l’instance judiciaire a été saisie ; dès ce moment, la contestation sera adressée à l’instance judiciaire.

(...)

Si l’intéressé n’a pas contesté la mise en exécution de la mesure préventive avant la clôture définitive de la procédure pénale, une contestation pourra être soulevée conformément à la loi civile. »

Article 169

« (...) Toute autre personne qui prétend avoir un droit sur les biens saisis peut demander, conformément à l’article 168, qu’il soit statué sur l’existence de ce droit et ordonné leur restitution (...) »

Article 220

« Lorsque le procureur constate qu’un acte ou une mesure de procédure prise par l’organe d’instruction pénale n’est pas conforme aux dispositions de la loi, il l’infirme par une ordonnance motivée. »

Article 275

« Toute personne dont les intérêts légitimes ont été atteints peut déposer une plainte contre les mesures et les actes d’instruction pénale.

 

(…)

La plainte doit être adressée au procureur qui surveille l’activité de l’organe chargé de l’instruction pénale et peut être déposée soit directement auprès du procureur, soit auprès dudit organe.

(…) »

C. Le code de procédure civile

27.  Les articles pertinents du code de procédure civile, tel qu’il a été modifié par la loi n° 59/1993, disposent :

Article 330

« Soit d’office, soit à la demande du ministre de la Justice, le procureur général peut saisir la Cour suprême de justice d’une demande en annulation de toute décision judiciaire définitive, pour les raisons suivantes :

1.  lorsque l’instance judiciaire a outrepassé les attributions du pouvoir judiciaire ;

(…) »

Article 399

« Toute exécution forcée peut être contestée par toute personne intéressée ou lésée (…) »

Article 400

« Les demandes incidentes et toutes les contestations qui surgiraient entre les parties (...) sur le sens, l’étendue et l’application du dispositif de la décision judiciaire qui est mise à exécution, seront adressées à l’instance judiciaire qui a délivré le titre exécutoire (...) »

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

28.  Mme Elisabeta Vasilescu a saisi la Commission le 10 février 1995, alléguant que la perquisition faite à son domicile et la saisie qui y a été effectuée sur ses biens avaient enfreint l’article 8 de la Convention. Elle affirmait également qu’au mépris des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole n° 1, la Cour suprême de justice l’avait privée d’un tribunal qui eût pu lui permettre de reprendre possession de ses biens.

 

29.  Le 7 mars 1996, la Commission a retenu la requête (n° 27053/95) quant à quarante pièces et une paire de boucles d’oreilles en or. Dans son rapport du 17 avril 1997 (article 31), elle exprime l’opinion qu’il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention (unanimité) et 1 du Protocole n° 1 (vingt-huit voix contre une) et qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention (vingt-huit voix contre une). Le texte intégral de son avis et de l’opinion partiellement dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.

CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR

30.  La requérante prie la Cour de constater qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, pris isolément ou en combinaison avec l’article 13, de l’article 8, ainsi que de l’article 1 du Protocole n° 1. Elle demande qu’obligation soit faite à l’Etat roumain de restituer les quarante pièces et la paire de boucles d’oreilles en or ou, à défaut, qu’il lui soit alloué une satisfaction équitable au titre de l’article 50.

31.  De son côté, le Gouvernement invite la Cour à dire que l’arrêt critiqué de la Cour suprême de justice n’a pas porté atteinte aux droits garantis par les articles invoqués.

En droit

i. sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la convention

32.  Mme Vasilescu dénonce une atteinte à son droit d’accès à un tribunal qui puisse statuer sur son action en restitution des pièces d’or litigieuses. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

Le Gouvernement combat cette allégation, tandis que la Commission y souscrit.

A. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement

33.  Le Gouvernement soutient que, outre l’action en restitution qu’elle avait intentée devant les juridictions civiles, Mme Vasilescu disposait de trois voies de recours pour attaquer les actes de l’organe d’enquête pénale à présent dénoncés devant la Cour.

La requérante aurait pu, d’une part, saisir le procureur chargé de surveiller ledit organe d’une plainte, conformément aux articles 275 à 278 du code de procédure pénale et, de l’autre, saisir le procureur sur la base des articles 218 à 220 dudit code. Enfin, il lui aurait été loisible de réclamer la restitution de ses biens en vertu des articles 168 et 169 du même code (paragraphe 26 ci-dessus).

34.  La Cour estime que ces remarques s’analysent en une exception de non-épuisement des voies de recours internes, laquelle n’a pas été soulevée devant la Commission et, à ce titre, se heurte à la forclusion (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Sakık et autres c. Turquie du 26 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, p. 2624, § 48).

B. Sur le bien-fondé du grief

35.  Mme Vasilescu soutient que l’examen de sa demande tendant à la restitution de ses biens saisis par la miliþia d’Argeº relevait, du seul fait de l’objet du litige, des juridictions civiles.

Ses prétentions auraient été reconnues fondées, d’abord par la décision restitutoire du 21 février 1992 du tribunal de première instance de Gãeºti puis par la décision du tribunal départemental de Dâmboviþa, et enfin par celle de la cour d’appel de Ploieºti.

Or, en annulant lesdits jugements au motif que les juridictions civiles auraient empiété sur une compétence exclusive du procureur, la Cour suprême de justice aurait privé l’intéressée du droit de faire entendre sa cause par un tribunal.

36.  De son côté, le Gouvernement ne conteste pas le droit de propriété de Mme Vasilescu sur les pièces d’or litigieuses. D’après lui, l’arrêt rendu le 20 octobre 1994 par la Cour suprême de justice se fonde sur une interprétation erronée du droit roumain car, en l’occurrence, les juridictions civiles étaient compétentes pour statuer sur la demande de la requérante.

Si la décision de la Cour suprême de justice peut s’analyser en une limitation du droit d’accès à un tribunal, celle-ci ne porterait pas pour autant atteinte à la substance de ce droit, dans la mesure où la requérante garderait la possibilité d’emprunter trois voies de recours, dont celle prévue aux articles 168 et 169 du code de procédure pénale (paragraphe 33 ci-dessus).

 

37.  La Commission conteste la thèse du Gouvernement et estime notamment que les règles de procédure du droit roumain, telles qu’elles ont été interprétées et appliquées par la Cour suprême de justice, ont eu pour conséquence qu’aucune juridiction n’était, en fait, compétente pour statuer sur la demande de la requérante.

38.  La Cour observe que saisie du recours extraordinaire en annulation que l’article 330 du code de procédure civile ouvrait exclusivement au procureur général de Roumanie (« le procureur général »), la Cour suprême de justice a annulé le 20 octobre 1994 toutes les décisions rendues par les juridictions civiles qui avaient été appelées à connaître de l’action en restitution de Mme Vasilescu (paragraphe 23 ci-dessus). Dans son arrêt, fondé sur l’article 275 du code de procédure pénale (paragraphe 26 ci-dessus), la Cour suprême de justice relevait qu’en statuant en l’espèce, lesdites juridictions avaient outrepassé leur compétence ratione materiae. En réclamant la restitution des pièces d’or saisies par la miliþia, la requérante aurait en fait contesté une mesure d’instruction pénale. Dès lors, seul le procureur du département d’Argeº, chargé d’instruire l’affaire et de surveiller l’organe qui avait mené l’enquête, pouvait connaître d’une telle demande, pas les juridictions civiles.

Pour le Gouvernement, l’interprétation des règles de procédure faite par la Cour suprême de justice est erronée (paragraphe 36 ci-dessus).

39.  La Cour n’estime pas devoir trancher cette question de droit roumain (voir, parmi d’autres, mutatis mutandis, l’arrêt Sakık et autres, précité, p. 2625, § 53). Son rôle se limite en effet à rechercher si, dans le cas d’espèce, Mme Vasilescu a eu accès à un tribunal. En conséquence, la Cour fondera son examen sur les dispositions du droit roumain telles qu’elles ont été appliquées à l’égard de la requérante, en l’occurrence par la Cour suprême de justice.

Dans son arrêt du 20 octobre 1994, celle-ci a considéré que la revendication de la requérante revenait à attaquer une mesure d’instruction pénale. En conséquence, elle a estimé que l’affaire échappait à la compétence des juridictions civiles et que seul le procureur du département d’Argeº pouvait connaître de la demande. Il ne fait aucun doute cependant – et aucun des comparants n’en disconvient – que l’action de la requérante relevait de l’article 6 dans sa branche civile, dès lors qu’elle visait à obtenir la restitution de biens dont l’intéressée s’était vue dépossédée (paragraphe 14 ci-dessus).

La Cour relève que Mme Vasilescu s’était déjà adressée au procureur d’Argeº, puis au procureur général. Quelles que soient l’issue de ces démarches (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) et celle de nouvelles procédures

 

 

 

 

que, conformément à l’arrêt de la Cour suprême de justice, la requérante pourrait éventuellement entamer devant le procureur d’Argeº, il faut, pour que l’article 6 soit respecté, que les autorités saisies puissent passer pour un « tribunal » au sens de cette disposition. La Cour recherchera dès lors s’il en va bien ainsi.

40.  La Cour note que le ministère public, qui, par l’effet de la loi n° 92 du 4 août 1992, a remplacé l’ancienne procuratura, est constitué de magistrats qui exercent tous leurs fonctions sous l’autorité du procureur général. Le ministre de la Justice exerce son contrôle sur tous les membres du ministère public, y compris le procureur général.

Même lorsqu’il exerce, comme en l’espèce, une attribution de nature contentieuse, un procureur de département agit en qualité de magistrat du ministère public, subordonné d’abord au procureur général, puis au ministre de la Justice.

41.  La Cour rappelle que seul mérite l’appellation de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d’exigences telles que l’indépendance à l’égard de l’exécutif comme des parties en cause (voir, parmi d’autres, l’arrêt Beaumartin c. France du 24 novembre 1994, série A n° 296-B, p. 63, § 38). Tel n’est pas le cas du procureur du département d’Argeº ni du procureur général.

Il y a donc eu méconnaissance de l’article 6 § 1.

II. sur la violation alléguée de l’article 13 de la convention

42.  Selon la requérante, le défaut allégué d’accès à un tribunal a également emporté violation de l’article 13 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

43.  Eu égard à son constat de violation de l’article 6 § 1, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur ce grief, qui n’est d’ailleurs pas étayé. Lorsque le droit revendiqué présente un caractère civil, l’article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2957, § 41).

 

III. sur la violation alléguée de l’article 1 DU PROTOCOLE N° 1

44.  Dénonçant les conséquences de l’arrêt du 20 octobre 1994 de la Cour suprême de justice, Mme Vasilescu se dit aussi victime d’une violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (paragraphes 29–30 ci-dessus), aux termes duquel :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

La Commission se rallie à cette thèse, tandis que le Gouvernement la rejette.

45.  Mme Vasilescu soutient que l’arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de l’empêcher de rentrer en possession de ses biens. Elle rappelle que les juridictions civiles avaient accueilli sa demande initiale en restitution de quarante des trois cent vingt-sept pièces d’or et de la paire de boucles d’oreilles saisies en 1966. Pour ce faire, elles avaient reconnu son droit de propriété sur ces objets et jugé que leur rétention était dépourvue de toute base légale.

46.  Selon le Gouvernement, le déroulement des faits démontre que les membres de la miliþia ont agi à l’insu du parquet compétent et que l’enquête pénale en question était, notamment pour cette raison, contraire à la législation en vigueur à l’époque. Il admet que la saisie, illégale elle aussi, a dépossédé la requérante de biens dont elle était néanmoins restée propriétaire. Le Gouvernement explique par ailleurs que conformément à la jurisprudence des organes de Strasbourg, la décision rendue le 21 février 1992 par le tribunal de première instance de Gãeºti et devenue définitive depuis lors, est constitutive d’un « droit » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1. Si donc l’annulation de ladite décision a, certes, entraîné une privation de ce « droit », celui-ci avait toutefois été acquis à l’issue d’une procédure viciée par la méconnaissance de règles de compétence. Dès lors, la Cour suprême de justice n’aurait fait que constater l’illégalité frappant ledit droit, tout en indiquant à la requérante la procédure à suivre pour l’acquérir selon les voies légales.

 

Cependant, la haute juridiction n’aurait statué que sur l’application des règles de compétence, sans pour autant toucher à la substance même du droit de propriété de Mme Vasilescu. Son arrêt aurait donc poursuivi un but d’utilité publique et n’aurait pas dépossédé l’intéressée définitivement ou complètement des biens en cause. Comme la requérante pouvait toujours exercer ses droits selon la voie indiquée par ladite juridiction, le juste équilibre devant exister entre ses intérêts et l’intérêt général aurait été respecté.

47.  La Commission, pour sa part, met l’accent sur le fait que l’arrêt de la Cour suprême de justice a privé Mme Vasilescu de toute protection procédurale de son droit de propriété. Estimant que la privation de fait de la jouissance dudit droit n’était pas justifiée, elle conclut à l’absence d’un juste équilibre entre le but poursuivi par l’arrêt – le respect des règles internes de compétence – et la charge individuelle qui en a résulté pour la requérante.

48.  La Cour constate que le 23 juin 1966, des membres de la miliþia ont perquisitionné sans mandat au domicile de la requérante et y ont saisi trois cent vingt-sept pièces de monnaie en or, dans le cadre d’une enquête policière ouverte à l’encontre de son époux. L’enquête fut clôturée le 8 juillet 1966 mais les objets saisis furent retenus par la direction de la miliþia d’Argeº. Ni l’illégalité de cette mesure ni le droit de propriété de la requérante sur les biens en question – du reste reconnu par les juridictions civiles (paragraphes 15, 16 et 21 ci-dessus) – ne prêtent à controverse devant la Cour. Celle-ci considère dès lors qu’aux fins de l’article 1 du Protocole n° 1, la requérante, qui est privée depuis 1966 de l’usage et de la jouissance des biens dont il s’agit, en est néanmoins demeurée propriétaire jusqu’à aujourd’hui.

49.  Sans doute la Roumanie n’a-t-elle reconnu le droit de recours individuel (article 25) et la juridiction de la Cour (article 46) que le 20 juin 1994. Cependant, la Cour relève que le grief de la requérante a trait à une situation continue, qui subsiste à l’heure actuelle (voir, mutatis mutandis, les arrêts Papamichalopoulos et autres c. Grèce du 24 juin 1993, série A n° 260-B, p. 69, § 40, et Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond), Recueil 1996-VI, p. 2230, § 41). Elle note qu’au demeurant, la Cour suprême de justice a rendu son arrêt le 20 octobre 1994, c’est-à-dire après le 20 juin 1994.

50.  Vu son absence de base légale, reconnue tant par les juridictions nationales (paragraphe 48 ci-dessus) que par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus), la rétention persistante des objets en question ne saurait s’analyser ni en une privation de propriété ni en une réglementation de l’usage des biens permises par les premier et second alinéas de l’article 1 du Protocole n° 1.

 

51.  La Cour rappelle qu’un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle juridique (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Loizidou, précité, p. 2237, § 63).

La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il s’impose donc de rechercher si la situation dénoncée équivalait à une confiscation de fait (voir entre autres, mutatis mutandis, les arrêts Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A n° 52, p. 24, § 63, et Papamichalopoulos et autres précité, p. 69, § 42).

52.  Pour répondre à cette question, l’illégalité établie de la saisie des biens de la requérante constitue un élément décisif. De surcroît, l’intéressée avait obtenu une décision judiciaire enjoignant la Banque nationale de Roumanie de lui restituer les quarante pièces d’or et les boucles d’oreilles qu’elle avait réclamées (paragraphe 15 ci-dessus). Toutefois, cette décision, ainsi que celle la confirmant, ont été annulées par la Cour suprême de justice, au motif que les juridictions civiles avaient empiété sur la compétence exclusive du procureur du département d’Argeº (paragraphe 23 ci-dessus). Or Mme Vasilescu avait déjà, en 1990, entrepris des démarches auprès dudit procureur ainsi que du procureur général, mais elles n’avaient pas davantage abouti (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).

53.  La Cour estime que la perte de disponibilité des biens en cause, combinée avec l’échec des tentatives menées jusqu’ici devant les autorités et tribunaux nationaux pour remédier à la situation incriminée, a engendré des conséquences assez graves pour permettre de conclure que la requérante a subi une confiscation de fait incompatible avec son droit au respect de ses biens (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Papamichalopoulos et autres précité, p. 70, § 45).

54.  En conclusion, il y a violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

IV. SUR LA VIOLATION alléguée de l’article 8 DE LA CONVENTION

55.   La requérante affirme enfin que la perquisition sans mandat faite à son domicile par la miliþia, ainsi que la saisie de ses pièces d’or, lesquelles avaient été transformées pour son usage personnel, ont également emporté violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

 

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

56.  Le Gouvernement excipe de l’incompétence ratione temporis de la Cour à connaître de ce grief. Il expose que l’incident dont la requérante se plaint a eu lieu le 23 juin 1966, soit à une date bien antérieure à celle où la Roumanie a reconnu la juridiction de la Cour (article 46), à savoir le 20 juin 1994.

57.  Quelle que soit la réponse qui pourrait être donnée à la question de savoir si elle peut connaître de ce grief, la Cour estime que sa conclusion quant à l’article 1 du Protocole n° 1 (paragraphes 48–54 ci-dessus) la dispense d’examiner l’affaire également sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION

58.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

A titre principal, Mme Vasilescu invite la Cour à ordonner la restitution des biens en cause et, à défaut, la réparation du préjudice matériel. Elle s’en remet à la sagesse de la Cour pour l’évaluation de son préjudice moral et de ses frais et dépens.

A. Dommage matériel

59.  La requérante sollicite d’abord la restitution des quarante pièces de monnaies transformées en collier ainsi que de la paire de boucles d’oreilles en or et, à défaut, la réparation du dommage matériel. Contestant l’estimation du Gouvernement ainsi que les conclusions des rapports d’expertise sur lesquels celle-ci se fonde (paragraphe 60 ci-dessous), Mme Vasilescu évalue son préjudice à 30 000 dollars américains (USD) mais s’en remet à la sagesse de la Cour.

60.  De son côté, le Gouvernement explique qu’une restitution in rem est impossible, puisque les objets en cause ne se retrouvent auprès d’aucune autorité.

 

Il soutient en outre que si la Cour devait conclure à la violation de l’article 6 § 1, ce constat représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante, aucun lien de causalité n’ayant été établi entre la violation alléguée de cet article et le préjudice matériel invoqué.

S’agissant d’un éventuel préjudice au titre de l’article 1 du Protocole n° 1, le Gouvernement affirme que le mode de calcul de la requérante est dépourvu de fondement scientifique et technique. Dans ses observations sur l’application de l’article 50, il se réfère à une expertise établie par la Banque nationale de Roumanie pour estimer que 31 856 648 lei roumains, soit environ 3 750 USD, constitueraient une réparation adéquate du dommage subi par la requérante. Par la suite, le Gouvernement a produit, à l’appui de sa thèse, un rapport établi à sa demande par le Musée national d’histoire de Roumanie, lequel étudie le préjudice allégué à la lumière de la numismatique.

61.  La Cour rappelle que s’il est impossible d’effacer les conséquences d’une violation de la Convention, l’article 50 l’habilite à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce du 31 octobre 1995 (article 50), série A n° 330-B, p. 59, § 34).

En l’espèce, la restitution des objets litigieux aurait placé la requérante autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de l’article 1 du Protocole n° 1 (ibidem, p. 60, § 38). Or le Gouvernement explique qu’il lui est impossible de procéder à pareille restitution (paragraphe 60 ci-dessus).

Dans ces conditions, la Cour, statuant en équité sur la base des renseignements qui lui ont été fournis, accorde à la requérante 60 000 francs français (FRF) du chef du préjudice matériel, somme à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

B. Dommage moral

62.  La requérante revendique en outre, sans la chiffrer, une indemnité en réparation du préjudice moral que lui aurait causé le comportement des autorités et juridictions nationales.

63.  Le Gouvernement ne formule pas d’observations sur cette question.

64.  La Cour ne saurait exclure que la requérante, dépossédée de ses biens pendant plus de trente ans, ait, de ce fait, éprouvé une certaine détresse. Mme Vasilescu a donc souffert un préjudice moral pour lequel la Cour, se prononçant en équité comme le veut l’article 50, lui accorde une indemnité de 30 000 FRF. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

C. Frais et dépens

65.  La requérante réclame aussi le remboursement de ses frais et dépens, dont elle laisse l’évaluation à la sagesse de la Cour. Le Gouvernement ne s’oppose pas à cette demande.

66.  Conformément à sa jurisprudence, la Cour peut ordonner le remboursement des frais de procédure réellement et nécessairement encourus afin d’empêcher ou de corriger, dans l’ordre juridique interne, une violation de la Convention et d’amener la Commission puis la Cour à les relever et d’en obtenir l’effacement ; le taux de ces frais doit par ailleurs être raisonnable (voir, entre autres, l’arrêt Demicoli c. Malte du 27 août 1991, série A n° 210, p. 20, § 49).

Statuant en équité, la Cour alloue à la requérante 10 000 FRF de ce chef, moins la somme de 4 815 FRF reçue du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire. Le solde est à convertir, lui aussi, en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

D. Intérêts moratoires

67.  La Cour juge approprié de retenir le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt, soit 3,36 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, à l’unanimité,

1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a violation de l’article 1 du Protocole n° 1 ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés des articles 8 et 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement :

i. 60 000 (soixante mille) francs français pour dommage matériel ;

ii. 30 000 (trente mille) francs français pour dommage moral ;

iii. 5 185 (cinq mille cent quatre-vingt-cinq) francs français pour frais et dépens ;

 

b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,36 % l’an, à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 22 mai 1998.

 

 

Signé : Rudolf Bernhardt

Président

Signé : Herbert Petzold

Greffier