DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE SURPACEANU c. ROUMANIE

 

(Requête n° 32260/96)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

21 mai 2002

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Surpaceanu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 avril 2002,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 32260/96) dirigée contre la Roumanie, introduite par un ressortissant suedois, résidant à Malmö, Constantin Surpaceanu, qui avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 8 janvier 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a été également introduite par l'épouse du requérant, Victoria Surpaceanu. Après le décès de celle-ci en janvier 1999, son fils (« le deuxième requérant »), Traian-Victor Surpaceanu, a déclaré poursuivre la requête devant la Cour, en tant qu'héritier. Le deuxième requérant est aussi ressortissant suédois et réside à Malmö.

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme R. Rizoiu.

3.  Les requérants alléguaient en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 9 février 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication est contraire à l'article 6 de la Convention. En outre, les requérants se plaignent que cet arrêt de la Cour suprême de justice, confirmant les décisions de confiscation par l'État, a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l'article 1 du Protocole n° 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

 

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 10 octobre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2001, la requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour au sein de laquelle une chambre a été constituée.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  Le premier requérant, ressortissant suédois né en 1923, est domicilié à Malmö (Suède). Le deuxième requérant, également ressortissant suédois, né en 1970 est aussi domicilié à Malmö.

10.  En 1969, le premier requérant et son épouse construisirent une maison et un garage sis à Bucarest.

11.  A la suite de l'immigration vers la Suède du premier requérant, le conseil municipal de Bucarest nationalisa, en vertu de la décision du 15 septembre 1987, sans indemnités, la propriété du premier requérant (la moitié de la maison et du garage).

12.  En 1989, après le départ en Suède de l'épouse du premier requérant, Victoria Surpaceanu, le conseil municipal de Bucarest, en vertu de la décision du 25 juillet 1989, confisqua l'autre moitié de la maison et du garage, accordant des indemnités d'un montant de 38.663 lei roumains. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne furent notifiés au premier requérant et à son épouse.

A.  L'action en revendication de propriété

13.  Le 12 juin 1992, le premier requérant et son épouse saisirent le tribunal de première instance du sixième arrondissement de Bucarest d'une action visant à faire constater la nullité des décisions administratives des 15 septembre 1987 et 25 juillet 1989, prises en raison de leur émigration en Suède.

 

14.  Par jugement du 12 janvier 1993, le tribunal fit droit à leur demande. Le tribunal constata d'abord que les dispositions du décret n° 223/1974 étaient contraires à l'article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, à laquelle la Roumanie était partie, à la Constitution de 1965 en vigueur à l'époque, ainsi qu'à l'article 481 du Code civil, selon lequel toute privation de propriété doit poursuivre un but d'utilité publique et s'accompagner d'une juste indemnisation. Le tribunal constata dès lors la nullité des décisions de confiscation.

15.  Le conseil municipal de la ville de Bucarest interjeta appel contre ce jugement, en faisant valoir que les tribunaux n'étaient pas compétents pour examiner la constitutionnalité d'une loi, que les traités internationaux n'avaient pas valeur de loi et que le décret n° 223/1974 avait un caractère de loi spéciale par rapport aux dispositions générales du Code civil. L'appel fut rejeté par un arrêt du 23 novembre 1993 du tribunal départemental de Bucarest, qui releva qu'il était du ressort des instances judiciaires d'appliquer la loi, en se prononçant, le cas échéant, sur la constitutionnalité d'une loi. Il jugea ensuite que le décret n° 223/1974 était contraire à la Constitution de 1965, à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et au Code civil et confirma la nullité des décisions de confiscation de la maison des requérants.

16.  En l'absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

17.  Par procès-verbal du 6 février 1994 le maire du Bucarest ordonna la restitution de la maison et du garage et annula les décisions de confiscation de 1987 et 1989.

18.  Le 22 février 1994, la femme du premier requérant restitua le montant reçu de l'État en vertu de la décision de confiscation du 1989.

19.  Le 23 février 1994, les requérants prirent possession de la maison ainsi qu'il ressort du procès-verbal dressé à cette date. A partir de ce jour, ils commencèrent à acquitter les taxes foncières afférentes à la maison et ils les ont versées jusqu'à maintenant.

20.  Dans son discours tenu en juillet 1994 dans la ville de Satu-Mare, le Président de la Roumanie demanda à l'administration de ne pas exécuter les décisions de justice dans lesquelles les tribunaux avaient conclu à la nullité des confiscations des biens immobiliers sous le régime communiste.

21.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation du jugement du 12 janvier 1993, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de la confiscation ordonnée en application du décret n° 223/1974. Le procureur général soutint que les requérants avaient été indemnisés pour la confiscation de l'immeuble. Il soutint aussi qu'ils auraient dû contester les décisions de confiscation par la voie du contentieux administratif.

22.  L'audience devant la Cour suprême de justice fut fixée au 26 janvier 1996.  La Cour suprême de justice, à l'issue des débats, mit l'affaire en délibéré au 9 février 1999, enjoignant aux requérants de déposer avant cette date leurs conclusions écrites.

23.  Dans leur mémoire, le premier requérant et sa femme demandèrent le rejet du recours en annulation. Ils faisaient valoir, d'une part, que le décret n° 223/1974 était contraire à la Constitution de 1965. D'autre part, les requérants soutenaient que la Cour suprême de justice avait changé plusieurs fois la jurisprudence en ce qui concernait la confiscation des immeubles et que cette incohérence avait porté atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques. Quant à l'octroi des indemnisations, les requérants rappelèrent que le premier requérant n'avait jamais été indemnisé et que son épouse avait restitué le montant de l'indemnité. Enfin, les requérants se prévalaient de l'article 21 de la Constitution roumaine de 1991, garantissant le libre accès à la justice sans aucune limite.

24.  Par arrêt du 9 février 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 12 janvier 1993 et rejeta l'action en revendication. Elle constata d'abord que l'État était devenu propriétaire de la maison par l'effet de deux décisions de confiscation. La Cour releva qu'à la suite de l'abrogation de la loi n° 1/1967 sur le contentieux administratif, les intéressés ne disposait plus du cadre légal pour contester en justice ces décisions de confiscation, et jugea que, dès lors, les instances judiciaires inférieures avaient outrepassé leurs compétences judiciaires en examinant leur demande. La Cour indiqua enfin que les intéressés avaient la possibilité d'obtenir réparation pour la confiscation en application de la loi n° 112/1995. La Cour suprême de justice conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'État s'était approprié abusivement.

B.  Développements postérieurs à l'arrêt de la Cour suprême de justice

25.  Le 4 mars 1996, les requérants déposèrent une demande de restitution auprès de la commission administrative pour l'application de la loi n° 112/1995 (ci-après « la commission administrative ») du sixième arrondissement de Bucarest. Ils firent valoir qu'ils avaient été dépossédés de leur bien en 1987 et 1989, en vertu du décret de confiscation n° 223/1974, que le tribunal de première instance de Bucarest, dans son jugement définitif du 12 janvier 1993, avait jugé cette privation de propriété illégale et qu'ils étaient dès lors en droit de se voir réintégrer dans leur droit de propriété sur l'ensemble de la maison. La commission ne répondit pas à cette demande des requérants.

 

26.  Le 24 mars 1997, le mandataire des requérants forma auprès de la mairie de Bucarest une demande en restitution des clefs de l'immeuble, au motif que la personne qui l'avait habité en tant que locataire, jusqu'au 27 février 1997, l'avait quitté.

27.  Le 24 mars 1997, la mairie fit droit à la demande du mandataire et ne restitua que les clefs de l'immeuble.

28.  Le 23 avril 2001, les requérants, en vertu de l'article 21 de la loi n° 10/2001 notifièrent à la mairie de Bucarest leur demande de se voir restituer la maison et le garage, objets de la présente requête.

29.  Le 23 novembre 2001 les requérants informèrent la Cour que, à la suite à ladite notification, la mairie de Bucarest leur avait restitué la maison et le garage par décision administrative du 24 mars 2001. Ils demandèrent aussi à la Cour de tenir compte dans son arrêt de la contre-valeur du défaut de jouissance de la maison.

II.  LE DROIT ET PRATIQUES INTERNES PERTINENTS

30.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

31.  Les dispositions pertinentes du décret n° 223/1974 de nationalisation des certains immeubles se lisent ainsi :

Article I

« Dans la République Socialiste de Roumanie, les immeubles, constructions et terrains ne peuvent être détenus en propriété que par les personnes physiques qui ont leur domicile dans le pays. »

Article II

« Ceux qui ont fait des demandes de départ du pays définitivement à l'étranger, doivent aliéner leurs immeubles, jusqu'à la date du départ. L'aliénation doive être faite en faveur de l'État (...). Les immeubles appartenant aux personnes qui ont quitté frauduleusement le pays, ou aux personnes qui ne sont pas rentrées dans les délais légaux, deviennent propriété de l'État roumain sans aucun dédommagement. (...) »

 

 

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

32.  D'après les requérants, l'arrêt du 9 février 1996 de la Cour suprême de justice a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

33.  Dans leur mémoire, les requérants font valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l'article 21 de la Constitution roumaine et à l'article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice. En outre, ils font valoir que l'affirmation de la Cour suprême de justice, selon laquelle le requérant n'était pas propriétaire du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l'absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige.

34.  Le Gouvernement admet que les requérants se sont vus opposer un refus d'accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et qu'en tout cas il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

35.  La Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu c. Roumanie (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1, au motif que l'annulation d'un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également décidé que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l'article 6 § 1 de la Convention.

36.  La Cour estime que rien en l'espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l'affaire Brumărescu. Dès lors, la Cour estime qu'en appliquant de la sorte les dispositions régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit des requérants à un procès équitable, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

37.  De surcroît, l'exclusion par la Cour suprême de justice, de l'action en revendication des requérants de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie, § 65).

38.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 sur ces deux points.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 À LA CONVENTION

39.  Les requérants se plaignent que l'arrêt de la Cour suprême de justice a porté atteinte à leur droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l'article 1 du Protocole n° 1, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

40.  Les requérants estiment que l'arrêt de la Cour suprême de justice qui a jugé que leur bien appartenait à l'État et a annulé le jugement définitif du 12 janvier 1993, a constitué une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens, ingérence qui ne poursuivait pas un but d'utilité publique.

41.  Les requérants demandent à la Cour de constater qu'ils ont subi le défaut de jouissance depuis la date de l'expropriation (date de l'arrêt de la Cour suprême de justice) jusqu'au 28 août 2001, date de la restitution de la maison et du garage.

42.  Le Gouvernement estime qu'en rendant son jugement du 12 janvier 1993 le tribunal de première instance de Bucarest a méconnu sa propre compétence et que la Cour suprême de justice n'a fait que rétablir la légalité en constatant que l'immeuble n'appartenait pas aux requérants, mais à l'État. Le Gouvernement ajoute que les requérants auraient pu bénéficier des mesures réparatrices de la loi n° 112 de 1995, selon laquelle les personnes qui se sont vu priver par l'État, en vertu d'un titre, de leurs biens immeubles à destination de logement, peuvent être rétablies dans leur droit de propriété, si elles habitent toujours le logement confisqué ou bien se voir octroyer une indemnisation.

43.  Le Gouvernement estime que la période pendant laquelle les requérants ont été privés de leur bien se situe entre le 9 janvier 1996, date de l'arrêt de la Cour suprême de justice qui constitue l'acte litigieux, et le 24 mars 1997, date à laquelle le mandataire des requérants a pris possession de l'immeuble.

44.  La Cour observe que le 4 mars 1996, les requérants avaient demandé à la commission administrative la restitution de l'appartement et du garage. Ladite commission n'a même pas examiné la demande des requérants.

 

45.  La Cour rappelle que le droit de propriété des requérants sur le bien en litige a été établi par un arrêt définitif du 12 janvier 1993 et relève que le droit ainsi reconnu n'était pas révocable. D'ailleurs, les requérants ont pu jouir de leur bien en toute tranquillité, en tant que propriétaires légitimes, du 23 février 1994 (date de leur mise en possession) jusqu'au 9 février 1996 (date de l'arrêt de la Cour suprême de justice) et de facto entre le 24 mars 1997, lorsque la mairie leur a remis les clefs de la maison et 28 août 2001 lorsqu'ils se sont vus réintégrer dans leur droit de propriété par suite de la décision du 24 mars 2001, de la mairie de Bucarest (ci -dessus § 28). Ils s'acquittèrent également des taxes et des impôts immobiliers afférents à ce bien, même pour la période du 24 mars 1997 jusqu'à ce jour.

Les requérants avaient donc un bien, au sens de l'article 1 du Protocole n°1 (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie, § 70).

46.  La Cour relève ensuite que l'arrêt de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 12 janvier 1993 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l'État. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l'affaire Brumărescu. La Cour estime donc que l'arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de priver les requérants de leur bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1er (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie, §§ 73-74). Or, aucune justification n'a été fournie par le Gouvernement défendeur quant à la situation ainsi créée.

47.  La Cour en conclut que les requérants ont été privés de la propriété de leur bien depuis 9 février 1996 et d'un titre valable de propriété à partir du 24 mars 1997, au total plus de cinq ans sans qu'ils aient perçu de dédommagement.

48.  Dans ces conditions, à supposer même que l'on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d'intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre a été rompu entre le 9 février 1996 et 21 août 2001 et que les requérants ont subi un préjudice jusqu'à cette dernière date.

49.  Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu'il y a eu violation de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommages

51.  Les requérants revendiquent l'indemnisation de leur dommage matériel. Pour le préjudice moral, ils ont renoncé à l'octroi des dédommagements à ce titre.

52.  A titre principal, les requérants sollicitent la contre-valeur du défaut de jouissance du bien litigieux, entre 1990 et la restitution. Ils sollicitent une somme correspondant à la valeur actuelle du contrat de bail, à savoir, selon le rapport d'expertise qu'ils ont soumis à la Cour, 42 410 euros (« EUR »).

53.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que l'octroi d'une somme au titre du dommage matériel pour le défaut de jouissance du bien serait injuste, puisque les requérants sont déjà propriétaires des biens. En tout état de cause, le Gouvernement estime que la valeur de marché du bail est celle établie par l'expertise réalisée par l'expert désigné par le tribunal, selon le rapport qu'il a soumis à la Cour et que la période pendant laquelle les requérants ont été privés de leur immeuble se situe entre le 9 février 1996, date de l'arrêt de la Cour suprême de justice et le 24 mars 1997, date à laquelle le mandataire des requérants a pris possession de l'immeuble.

54.  La Cour estime que les requérants ont incontestablement subi un préjudice matériel en relation directe avec la violation de l'article 1 du Protocole n° 1 constatée en raison de la privation de la propriété subie. Par conséquent, la somme réclamée au titre de préjudice matériel ne peut être liée qu'à la privation de propriété subie par les requérants après la décision du 9 février 1996 de la Cour suprême de justice.

55.  La Cour note que bien qu'ils se soient vus réintégrer dans leur droit de propriété seulement par la décision administrative du 21 août 2001 (ci-dessus § 28), les requérants ont pu jouir de facto du bien à partir du 24 mars 1997.

56.  Dès lors, pour la privation de propriété subie, et compte tenu de la jouissance de facto susmentionnée, statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour estime qu'il y a lieu d'allouer aux requérants 8 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

57.  Les requérants réclament le remboursement des frais exposés.

58.  La Cour observe que les requérants ne les ont ni quantifiés ni justifiés. En conséquence, la Cour décide de n'allouer aux requérants aucune somme à ce titre.

 

C.  Intérêts moratoires

59.  La Cour juge approprié de fixer le taux d'intérêt moratoire applicable à 7,25 % l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de l'absence d'un procès équitable ;

 

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d'accès à un tribunal ;

 

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

 

4.  Dit

a)  que l'État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage matériel ;

b)  que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 7,25 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

 

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mai 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président