DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE SMOLEANU c. ROUMANIE

(Requête no 30324/96)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

3 décembre 2002

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Smoleanu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30324/96) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Elena Smoleanu (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 novembre 1995, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Cristina Iulia Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  La requérante alléguait en particulier que le refus de la cour d’appel de Ploieşti de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication, ainsi que le refus de la même cour de trancher une deuxième action en revendication, étaient contraires à l’article 6 de la Convention. En outre, la requérante se plaignait que l’arrêt de la cour d’appel du 13 juin 1995, rendu dans la première procédure, et celui du 30 mars 1998, rendu dans la deuxième procédure en revendication, ont eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 10 octobre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  La requérante est née en 1922 et réside à Ploieşti.

10.  Le 20 janvier 1944, la requérante reçut comme dote de la part de son père une maison sise à Ploieşti (ci-après « la maison »), composée de deux appartements et d’un garage ainsi que le terrain y afférent.

11.  En 1950, l’État prit possession de la propriété, invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette expropriation ne furent jamais notifiés à la requérante, qui fut autorisée à utiliser un des appartements de la maison en tant que locataire de l’État.

12.  Entre 1950-1955, la requérante fit de nombreuses interventions auprès des autorités, en faisant valoir que les dispositions du décret no 92/1950 ne lui étaient pas applicables et demandant la restitution de la maison, sans recevoir aucune réponse.

13.  En 1954, l’État démolit le garage.

A.  Première action en revendication de propriété

14.  En 1994, la requérante saisit le tribunal de première instance de Ploieşti d’une action en revendication de la maison. Elle fit valoir qu’elle faisait partie de la catégorie des personnes que le décret no 92/1950 exemptait de la nationalisation, et demanda que la société d’État R.P., administrateur des logements d’État, soit condamnée à la remettre en possession de son bien. Le 3 mai 1994, le tribunal rejeta sa demande, au motif qu’elle n’avait pas apporté la preuve de ses allégations.

15.  La requérante interjeta appel contre ce jugement devant le tribunal départemental de Prahova. Par une décision du 13 janvier 1995, le tribunal fit droit à l’appel, admit l’action en revendication et ordonna la restitution de la maison, constatant qu’en qualité d’infirmière et veuve de guerre depuis 1941, la requérante faisait partie de la catégorie de personnes que le décret excluait de la nationalisation.

16.  La société R.P. fit recours contre cette décision. Par un arrêt du 13 juin 1995, la cour d’appel de Ploieşti admit l’appel, cassa l’arrêt du 13 janvier 1995 et rejeta l’action de la requérante, au motif que la maison était devenue propriété d’État en application du décret no 92/1950 et que les juridictions n’étaient pas compétentes pour examiner si le décret lui avait été correctement appliqué. La cour ajouta que de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’État s’était appropriés abusivement.

17.  Le 26 juillet 1995, la requérante demanda au procureur général de la Roumanie de former un recours en annulation contre cet arrêt définitif, en soutenant qu’il était abusif, car la cour avait refusé d’examiner si le décret no 92/1950 lui était applicable.

18.  Le procureur général lui répondit 8 août 1995, l’informant que le recours en annulation ne pouvait être formé qu’à l’encontre des décisions judiciaires définitives, lorsque, entre autres, la juridiction avait outrepassé ses attributions judiciaires, et que tel n’était pas le cas. Il ajouta que les décisions définitives ne pouvaient pas être attaquées pour des raisons de légalité ou de bien-fondé.

B.  Action en restitution de propriété fondée sur la loi no 112/1995

19.  Le 6 mars 1996, la requérante déposa une demande de restitution de la maison auprès de la commission administrative de Ploieşti pour l’application de la loi n112/1995 (ci-après « la commission administrative »). Elle fit valoir qu’elle avait été dépossédée de sa propriété en violation du décret de nationalisation no 92/1950, que le tribunal départemental de Ploieşti, dans sa décision 13 janvier 1995, avait jugé cette privation de propriété illégale, mais que la cour d’appel de Ploieşti avait refusé d’entendre sa demande, lui indiquant la voie d’une demande administrative.

20.  Par une décision du 17 juillet 1996, la commission administrative restitua à la requérante l’appartement dans lequel elle avait habité en tant que locataire et lui accorda un dédommagement pour le reste de la maison et pour le terrain. Eu égard à l’article 12 de la loi no 112/1995 plafonnant les dédommagements, la commission administrative octroya à la requérante la somme de 11 581 867 lei roumains « ROL » pour le deuxième appartement et 19 156 500 « ROL » pour le terrain y afférent non restitué et rejeta sa demande de dédommagement pour le garage. Selon la requérante, le montant qu’elle a perçu est nettement inférieur à la valeur de ces biens.

21.  A une date non précisée, la requérante forma une plainte contre cette décision devant le tribunal de première instance de Ploieşti, faisant valoir qu’elle demandait l’intégralité de la maison en nature.

22.  Cette procédure fut suspendue en attente de la solution de la deuxième action en revendication, introduite en parallèle par la requérante.

23.  La procédure fut reprise à une date non précisée et se termina le 23 avril 1999 par un arrêt de la cour d’appel de Ploieşti, confirmant la décision de la commission administrative.

24.  Entre-temps, le 10 septembre 1996, l’État vendit un des appartements de la maison aux anciens locataires.

C.  Deuxième action en revendication

25.  A une date non précisée, la requérante introduisit une nouvelle action en revendication devant le tribunal de première instance de Ploieşti.

26.  Par jugement du 10 juin 1997, le tribunal rejeta l’action et estima que la requérante, en choisissant la voie d’une demande administrative, avait reconnu que la nationalisation avait été effectuée « sur titre » et qu’en conséquence ne lui était plus ouverte la voie d’une action en revendication.

27.  La requérante interjeta appel, soulignant que devant la commission elle avait constamment soutenu que la nationalisation de sa maison était abusive, et que la raison pour laquelle elle avait formulé une demande administrative en vertu de la loi no 112/1995 était le refus de la cour d’appel de Ploieşti d’examiner sa première demande en revendication. Le tribunal départemental rejeta sa demande le 27 novembre 1997, pour le même motif que le tribunal de première instance.

28.  La requérante forma un recours. Le 30 mars 1998, la cour d’appel de Ploieşti le rejeta, par une décision définitive. Elle constata que la requérante avait parallèlement saisi la commission et les tribunaux d’une demande en restitution de la maison, et nota que la demande administrative était suspendue. Elle conclut que la requérante, ayant choisi la voie prévue par la loi no 112/1995, n’avait plus l’accès à la procédure ordinaire en revendication, car ce choix était implicitement une reconnaissance de sa part de ce que la nationalisation avait été légale.

29.  A une date non précisée, la requérante forma une contestation en annulation contre cet arrêt de la cour d’appel de Ploieşti, au motif que la cour d’appel lui avait refusé l’accès à un tribunal pour trancher sa demande en revendication. Sa contestation fut rejetée le 16 décembre 1998 par la cour d’appel de Braşov.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS

30.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

 

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

31.  D’après la requérante, les arrêts du 13 juin 1995 et du 30 mars 1998 de la cour d’appel de Ploieşti ont enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

32.  Dans son mémoire, la requérante fait valoir que le refus de la cour d’appel de Ploieşti, dans la première procédure en revendication, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication, est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et à l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice. En outre, elle fait valoir que l’affirmation selon laquelle elle n’était pas propriétaire du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours de la partie adverse, à savoir l’absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige. Pour ce qui est de la procédure terminée le 30 mars 1998, elle souligne qu’elle avait expressément sollicité la restitution de la maison en son intégralité, estimant que la nationalisation avait été illégale, tant dans l’action en revendication, que dans celle basée sur la loi no 112/1995, et souligne derechef qu’elle n’avait jamais reconnu devant les autorités roumaines que la maison aurait été nationalisée « sur titre ». La requérante note au demeurant que la procédure en restitution basée sur la loi no 112/1995 était encore pendante à la date à laquelle la cour d’appel rendit son arrêt dans la deuxième action en revendication, et que donc celle-ci n’était pas en mesure de conclure qu’elle aurait reconnu, ni même implicitement, que la nationalisation aurait été « sur titre ».

33.  Le Gouvernement, faisant référence à l’arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, admet que la requérante s’est vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire, pour ce qui est de la première procédure en revendication. Le Gouvernement ne fait pas de commentaires relatifs à la deuxième procédure en revendication.

34.  La Cour doit donc rechercher en premier lieu si l’arrêt du 13 juin 1995 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

35.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (p. 261, §§ 63-65), elle a conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges comme dans la présente affaire, portant sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

36.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire précitée. Dès lors, l’exclusion par l’arrêt du 13 juin 1995 de la cour d’appel de Ploieşti de l’action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

Il y a donc méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention.

37.  En second lieu, la Cour doit rechercher si l’arrêt du 30 mars 1998 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

38.  La Cour n’estime pas devoir trancher la question des conséquences en droit roumain, du choix d’une certaine voie de recours, au détriment d’une autre. Son rôle se limite à vérifier si, dans le cas d’espèce, la requérante a eu accès à un tribunal pour trancher sa demande concernant la revendication de la maison.

39.  La Cour note qu’après le rejet d’une première action en revendication, la requérante a introduit en parallèle deux actions relatives au bien litigieux, une en restitution, en vertu de la loi no 112/1995, et l’autre en revendication. Force est de reconnaître que, dans cette situation, on ne peut pas déduire qu’elle a choisi une seule action, celle en restitution, d’autant plus qu’à la date à laquelle la cour d’appel de Ploieşti a rendu son arrêt, l’autre procédure était toujours pendante. Par ailleurs, la requérante a indiqué sa préférence pour l’action en revendication, en demandant le sursis de la procédure en restitution dans l’atteinte de la décision finale dans la procédure en revendication. Par ailleurs, il n’est pas contesté qu’elle a soutenu de façon constante, dans toutes les procédures nationales, que la nationalisation de sa maison n’avait pas été légale.

La Cour estime que, dans ces circonstances, le fait que la cour d’appel de Ploieşti, par son arrêt du 30 mars 1998, a estimé qu’il n’est pas nécessaire de trancher une demande en revendication, car une autre action visant la maison en litige était pendante devant les juridictions nationales, représente un refus opposé à la requérante du droit d’accéder à un tribunal.

Partant, il y a violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ces deux points.

 

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

40.  La requérante se plaint que les arrêts des 13 juin 1995 et 30 mars 1998 de la cour d’appel de Ploieşti ont eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

41.  La requérante affirme avoir été privée de sa propriété, car la nationalisation de sa maison par effet de la loi no 92/1950 n’était pas légale, et de ce fait elle n’a jamais perdu, selon elle, la propriété sur son bien.

42.  Le Gouvernement soutient que le grief de la requérante est incompatible ratione materiae avec les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour d’après laquelle la Convention ne consacre pas le droit au rétablissement dans le droit de propriété, l’article 1 du Protocole no 1 ne protégeant que le respect des biens actuels, sans garantir le droit d’acquérir des biens.

43.  La Cour relève tout d’abord que la requérante s’est vu restituer en nature un des deux appartements de la maison, et a obtenu des dommages-intérêts pour le deuxième appartement et le terrain, par une décision définitive du 23 avril 1999 de la cour d’appel de Ploieşti. Elle ne peut donc se dire victime d’une violation de son droit de propriété pour cette partie du bien. En conséquence, le grief ne concerne que la partie non restituée du bien litigieux.

44.  La Cour doit donc examiner le grief selon lequel le refus des tribunaux de trancher le litige visant ladite partie de la maison nationalisée s’analyse en une atteinte à son droit de propriété tel que le garantit l’article 1 du Protocole no 1.

 

45.  À cet égard, la Cour rappelle, premièrement, qu’elle ne peut examiner une requête que dans la mesure où elle se rapporte à des événements s’étant produits après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Partie contractante concernée. En l’espèce, la maison de la requérante a été nationalisée en 1950, soit bien avant le 20 juin 1994, date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie. La Cour n’est donc pas compétente ratione temporis pour examiner les circonstances de la nationalisation ou les effets continus produits par elle jusqu’à ce jour.

46.  Elle rappelle et confirme sa jurisprudence bien établie selon laquelle la privation d’un droit de propriété ou d’un autre droit réel constitue en principe un acte instantané et ne crée pas une situation continue de « privation d’un droit » (voir, par exemple, Lupuleţ c. Roumanie, requête no 25497/94, décision de la Commission du 17 mai 1996, Décisions et Rapports (DR) 85-A, p. 126). Le grief de la requérante est donc incompatible avec les dispositions de la Convention pour autant qu’on peut le comprendre comme critiquant en tant que telles les mesures adoptées sur le fondement de la loi no 92/1950 à l’égard de la maison de la requérante avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

47.  La requérante ne peut donc se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les procédures qu’elle incrimine se rapportaient à ses « biens », au sens de cette disposition.

A cet égard, la Cour rappelle que la notion de « biens » contenue à l’article 1 du Protocole no 1 peut recouvrir tant des « biens actuels » (arrêt Van der Mussele c. Belgique du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 23, § 48) que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir les arrêts Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 23, § 51, et Pressos Compania Naviera S.A. c. Belgique du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 21, § 31). En revanche, l’espoir de voir reconnaître la survivance d’un ancien droit de propriété qu’il est depuis bien longtemps impossible d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, 13 décembre 2000, CEDH 2000 – XII), et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Mario de Napoles Pacheco c. Belgique, requête no 7775/77, décision de la Commission du 5 octobre 1978, DR 15, p. 143, et Lupuleţ c. Roumanie, décision précitée, p. 133).

 

48.  En l’espèce, la requérante a saisi les autorités nationales compétentes de deux procédures en revendication et d’une action administrative en restitution, afin de récupérer en nature la maison. En intentant ces actions, elle cherchait à se voir reconnaître un droit de propriété qui, à l’époque de la demande introductive d’instance, n’était plus le sien. En conséquence, la procédure ne se rapportait pas à un « bien actuel » de la requérante.

49.  Il reste à examiner si elle pouvait avoir une « espérance légitime » d’obtenir la restitution de la maison. La Cour note que la demande administrative visait la nationalisation « sur titre », et était soumise à certaines conditions. Dans la mesure où elle les a remplies, elle a obtenu partiellement gain de cause. La restitution en nature et en l’intégralité de la propriété litigieuse aurait pu être obtenue si les tribunaux avaient décidé, en évaluant les circonstances de l’affaire, que la nationalisation de la maison avait été effectuée « sans titre ». Ceci est une situation de fait, pour laquelle la compétence appartient au premier chef aux juridictions nationales, la Cour ne pouvant pas spéculer sur l’issue de la procédure si les tribunaux internes l’avaient tranchée. Même si le tribunal départemental de Prahova a tranché le 13 janvier 1995 en faveur de la requérante, son affaire était pendante devant les juridictions roumaines jusqu’à l’obtention d’une décision définitive, et l’action tendant à obtenir la restitution de la maison ne faisait naître, dans le chef de la requérante, aucun droit de créance, mais uniquement l’éventualité d’obtenir pareille créance (voir Ouzounis et autres c. Grèce, no 49144/99, § 25, 18 avril 2002, non publié).

Il en découle que la requérante n’a pas prouvé avoir une « espérance légitime » pour la partie du bien pour laquelle elle n’a pas obtenu entière satisfaction en droit national.

Partant, il n’y a pas méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

51.  A titre principal, la requérante sollicite la restitution du bien litigieux, composé de la maison, du terrain et du garage démoli par l’Etat. Elle entend recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur actuelle de son bien, à savoir, selon le rapport d’expertise soumis à la Cour, 1 004 839 766 « ROL », soit 33 968 euros « EUR ».

52.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que l’octroi d’une somme au titre du dommage matériel n’est pas justifié, car elle ne possède pas un bien au sens de la jurisprudence de la Convention et puisque de toute manière elle peut toujours revendiquer avec succès sa maison devant les juridictions internes. En tout les cas, le Gouvernement estime que le montant maximum qui pourrait être octroyé est de 719 668 160 ROL, soit 24 328 EUR, représentant, selon le rapport d’expertise qu’il a produit devant la Cour, la valeur marchande du bien litigieux moins la valeur des réparations de l’appartement occupé par un locataire, et sans prendre en compte la valeur du garage, démoli en 1954, avant la ratification de la Convention par la Roumanie le 20 juin 1994.

53.  La Cour note que les sommes réclamées pour dommage matériel se rapportent à la valeur de la maison, du terrain et d’un garage démoli par l’État. Compte tenu du fait que pour le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, il n’a pas été constaté une violation de la Convention et du Protocole, les seuls griefs dont la Cour a eu à connaître au fond sont ceux tirés de l’absence d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. A cet égard, la Cour précise derechef qu’elle ne peut spéculer sur l’issue que les procédures en revendications auraient connue si les juridictions nationales avaient tranché sa demande.

54.  Aussi la Cour estime que la requérante n’a pas démontré qu’il existe un lien de causalité entre le dommage matériel allégué par elle et la violation de l’article 6 § 1 de la Convention établie par la Cour. En conséquence, la demande pour dommage matériel doit être rejetée.

B.  Dommage moral

55.  Au titre de dommage moral, la requérante réclame la somme de 300 000 000 « ROL », soit 10 100 « EUR » pour le préjudice subi du fait du refus, par la cour d’appel de Ploieşti, de trancher, à deux reprises, son litige concernant la revendication de sa maison, refus qui l’aurait ainsi privée du droit de jouir de sa propriété.

56.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, en estimant qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu.

57.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans le droit de la requérante à un tribunal, pour lequel la somme de 5 000 « EUR » représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement.

 

C.  Intérêts moratoires

58.  La Cour considère que le taux annuel des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage (voir Meftah et autres c. France, [GC] nos 32911/96, 35237/97 et 34595/97, § 61, CEDH 2002).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.   Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d’accès à un tribunal dans la première procédure en revendication ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d’accès à un tribunal dans la deuxième procédure en revendication ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4.  Dit que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 5 000 « EUR » (cinq mille euros) pour dommage moral, à convertir en monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

5.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, le montant indiqué sous 4 sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président