DEUXIEME SECTION

 

 

 

 

AFFAIRE SEGAL c. ROUMANIE

(Requête no 32927/96)

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

17 décembre 2002

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Segal c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 novembre 2002,

Rend l’arrêt que voici :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32927/96) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Sandra Segal (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 2 mai 1996, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  La requérante allègue en particulier que le refus de la Cour suprême de Justice, le 12 janvier 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication est contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, la requérante se plaint que cet arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 2 octobre 2000, se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  La requérante est une ressortissante roumaine née en 1936 et réside à Bucarest.

10.  Les faits de la cause, tels que présentés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.

A.  La première action en revendication

11.  Le 4 janvier 1994, la requérante introduisit une action en revendication immobilière à l’encontre de l’entreprise d’Etat H., administrateur de logements d’Etat, et du conseil municipal de Bucarest. Devant le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest, elle faisait valoir que ses parents avaient été propriétaires d’un immeuble de trois étages sise à Bucarest et du terrain y attenant mesurant 183 m², et que l’Etat s’était approprié abusivement l’immeuble, en se prévalant du décret de nationalisation no 92/1950. Or, au moment de la nationalisation, son père était architecte et, pour cette raison, son immeuble était exclu de la nationalisation en application de l’article II dudit décret. La requérante demandait à se voir reconnaître le droit de propriété sur l’immeuble et le terrain en tant qu’héritière de ses parents.

12.  Par jugement du 14 mars 1994, le tribunal releva que c’était en violation de l’article II du décret no 92/1950 que l’immeuble ayant appartenu aux parents de la requérante avait été nationalisé. Il jugea que l’Etat n’en avait pas acquis légalement le droit de propriété, que, dès lors, son titre était nul, la requérante étant la propriétaire légitime du bien en question.

13.  Le conseil municipal de Bucarest fit appel de ce jugement. Il fut rejeté par une décision du tribunal départemental de Bucarest du 24 juin 1994, au motif que le conseil municipal ne s’était pas acquitté du droit de timbre.

14.  Le conseil municipal de Bucarest forma recours devant la cour d’appel de Bucarest. Celle-ci rejeta le recours par un arrêt définitif du 16 septembre 1994, en renvoyant aux motifs de l’arrêt du tribunal départemental.

15.  Le 17 janvier 1995, la requérante conclut avec son fils un contrat de vente de l’appartement no 4 de son immeuble. Le 7 avril 1995, elle conclut un contrat similaire avec I.D. (une personne privée) pour l’appartement no 6 de son immeuble.

16.  Le 14 novembre 1996, la requérante s’est vu mise en possession de l’immeuble litigieux par la mairie de Bucarest.

17.  A une date qui n’a pas été précisée, le procureur général de la Roumanie forma, conformément à l’article 330 du code de procédure civile, un recours en annulation contre le jugement du 14 mars 1994. Dans son mémoire devant la Cour suprême de Justice, il faisait valoir qu’en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950, le tribunal de première instance avait outrepassé ses compétences d’attribution et empiété sur celles du pouvoir législatif. Par conséquent, il demanda à la cour suprême d’annuler ledit jugement et de rejeter l’action de la requérante.

18.  Par arrêt du 12 janvier 1996, la Cour suprême de Justice accueillit le recours en annulation. Elle constata que l’immeuble revendiqué était devenu propriété de l’Etat en application des dispositions du décret no 92/1950 et jugea que les tribunaux n’étaient pas compétents pour examiner la question de savoir s’il avait été nationalisé dans le respect des dispositions dudit décret, cette attribution appartenant exclusivement au gouvernement.

B.  Développements postérieurs au 12 janvier 1996

a)  La deuxième action en revendication immobilière

19.  En 1999, la requérante introduisit devant le tribunal départemental de Bucarest à l’encontre du Conseil général de Bucarest une nouvelle action en revendication de l’immeuble dont elle avait hérité.

20.  Par jugement du 8 mai 2000, le tribunal fit droit à sa demande.

21.  Ce jugement fut confirmé sur appel introduit par le défendeur, par une décision de la cour d’appel de Bucarest du 19 février 2001.

22.  Le Conseil général fit recours contre cette décision. Le 22 mai 2002, la Cour suprême de Justice accueillit son recours et décida le renvoi du dossier devant la cour d’appel pour vice de procédure. Selon les informations dont dispose la Cour, cette procédure est actuellement toujours pendante.

b)  L’action en annulation du contrat de vente de l’appartement no 4

23.  A une date qui n’a pas été précisée, l’Etat introduisit auprès du tribunal de première instance de Bucarest, à l’encontre de la requérante et de son fils, une action en annulation du contrat de vente qu’ils avaient conclu pour l’appartement no 4 de l’immeuble en litige (cf. supra, § 15).

24.  Par jugement du 29 septembre 1999, le tribunal fit droit à sa demande et constata la nullité absolue du contrat de vente conclu par la requérante et son fils en 1995.

25.  La requérante et son fils firent appel de ce jugement. Par décision avant dire droit du 6 février 2001, le tribunal, sur demande de l’avocat de la requérante, sursit à l’examen de cet appel jusqu’à ce que la Cour suprême aura tranché par un arrêt définitif la situation de l’immeuble de la requérante à la suite de sa deuxième action en revendication (cf. supra, §§ 19-22). Selon les informations dont dispose la Cour, cette procédure est toujours pendante devant le tribunal départemental de Bucarest.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

1.  Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae des griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention

27.  Le Gouvernement estime que les griefs formulés par la requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention et concernant l’accès à un tribunal et l’équité de la procédure ne sont pas compatibles avec les dispositions de la Convention. En particulier, il fait valoir que l’objet de l’action devant la Cour suprême de Justice était une procédure extraordinaire et que, dès lors, l’article 6 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce.

28.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 de la Convention, sous sa rubrique « civile », trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, pouvant concerner aussi bien l’existence même d’un droit, que son étendue ou ses modalités d’exercice. En outre, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (cf. les arrêts Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28 septembre 1995, série A no 327-A, p. 17, § 44 et Acquaviva c. France du 21 novembre 1995, série A no 333-A, p. 14, § 46). Or, en l’espèce, la Cour note que l’action de la requérante avait un objet patrimonial, qu’elle se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux et que, de surcroît, la Cour suprême de Justice s’est prononcée sur le fond du litige.

29.  Partant, il y a lieu de rejeter cette exception.

2.  Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes

30.  Le Gouvernement plaide également l’irrecevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir qu’à la suite de l’adoption de la loi no 10 du 8 février 2001, il est loisible à la requérante d’introduire une nouvelle action en revendication.

31.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Brumărescu précité (§§ 54-55) elle avait dit que le Gouvernement, responsable de l’annulation d’un jugement définitif rendu à la suite d’une action en revendication, ne saurait exciper du non-épuisement dû au manquement du requérant d’introduire une nouvelle action en revendication. La Cour note qu’en tout état de cause, en l’espèce, la requérante a introduit une nouvelle action en revendication, qui, selon les informations dont dispose la Cour, se trouve actuellement pendante devant les tribunaux nationaux.

32.  Partant, il y a lieu de rejeter également cette exception du Gouvernement.

3.  Sur la qualité de victime de la requérante

33.  D’après le Gouvernement, la vente, par la requérante, en 1995, d’une partie de son immeuble aurait entraîné sa perte de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention.

34.  La requérante invite la Cour à poursuivre l’examen de l’affaire. Elle fait valoir qu’elle a été privée de son bien par l’arrêt de la Cour suprême de Justice du 12 janvier 1996 et qu’à l’heure actuelle, elle ne s’est toujours pas vu reconnaître, par un arrêt définitif, le droit de propriété sur son immeuble.

35.  La Cour estime que le fait pour la requérante d’avoir joui de ses prérogatives de propriétaire lorsqu’une décision définitive lui avait reconnu cette qualité, et avant que le recours en annulation formé par le procureur général ne soit accueilli par la Cour suprême de Justice, ne saurait la priver de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, la Cour relève que l’arrêt de la Cour suprême a annulé le jugement définitif du 14 mars 1994, confirmant ainsi le droit de propriété de Etat sur l’ensemble de l’immeuble litigieux. Elle note aussi que la requérante se trouve à l’heure actuelle dans la même situation qu’au 12 janvier 1996, aucune décision définitive n’ayant reconnu, au moins en substance, puis réparé, l’éventuelle violation de la Convention résultant de l’arrêt de la Cour suprême (voir l’arrêt Brumărescu précité, § 50).

Cette conclusion s’impose d’autant plus qu’en l’espèce, l’Etat a assigné la requérante en justice pour faire annuler le contrat de vente qu’elle avait conclu avec son fils, et que, de surcroît, le tribunal de première instance a fait droit à cette demande par une décision qui, pour l’heure, n’est pas encore devenue définitive (voir supra §§ 23-25). La Cour estime, cependant, que la raison sur laquelle le Gouvernement fonde cette exception de recevabilité constitue en l’occurrence un aspect déterminant pour établir l’étendue du préjudice effectivement subi par la requérante et, à ce titre, il convient d’en tenir compte sur le terrain de l’article 41 de la Convention.

36.  Partant, il y a lieu de rejeter cette exception du Gouvernement.

4.  Sur le bien-fondé de la requête

37.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer la requête recevable.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

38.  La requérante estime que l’arrêt du 12 janvier 1996 de la Cour suprême de Justice a porté atteinte à son droit à un tribunal qui décide sur la légalité de la nationalisation de son immeuble. Elle estime en outre que le principe de l’égalité des armes n’a pas été respecté dans la procédure devant la Cour suprême dès lors que le recours en annulation par le biais duquel les décisions des tribunaux inférieurs ont été annulées est une voie de recours extraordinaire, à la discrétion du procureur général de la Roumanie. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est libellé ainsi dans ses parties pertinentes :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

39.  Le Gouvernement admet que la requérante s’est vu opposer un refus du droit à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que, de toute manière, il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs. Il souligne aussi que le procureur général, compétent pour introduire un recours en annulation, est un tiers par rapport aux parties en litige et que, par conséquent, l’introduction par lui d’un recours en annulation ne saurait s’interpréter comme menant à un déséquilibre entre les droits procéduraux des parties.

40.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 12 janvier 1996 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

41.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle avait conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif était contraire au principe de la sécurité juridique. Elle avait également conclu que le refus de la Cour suprême de Justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges comme dans la présente affaire, portant sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

42.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, ainsi qu’il était rédigé à l’époque des faits, la Cour suprême de Justice a méconnu, par sa décision du 12 janvier 1996, le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit de la requérante à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

43.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de Justice, de l’action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 également sur ce point.

44.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur le grief de la requérante portant sur l’atteinte alléguée au principe de l’égalité des armes dans la procédure devant la Cour suprême de Justice.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

45.  La requérante se plaint que l’arrêt du 12 janvier 1996 de la Cour suprême de Justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

46.  Le Gouvernement admet que, dans la présente affaire, il y a eu atteinte au droit de propriété de la requérante, s’agissant d’une situation de fait semblable à celle de l’affaire Brumărescu.

47.  La Cour rappelle que le droit de propriété de la requérante sur le bien en litige avait été établi par un jugement définitif du 14 mars 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. D’ailleurs, la requérante a pu jouir de son bien en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, jusqu’à l’arrêt de la Cour suprême de Justice du 12 janvier 1996. La requérante avait donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir l’arrêt Brumărescu, § 70).

48.  La Cour relève ensuite que l’arrêt de la Cour suprême de Justice a annulé le jugement définitif du 14 mars 1994 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême a eu pour effet, dans la présente affaire, de priver la requérante de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir l’arrêt Brumărescu, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée.

En outre, la Cour relève que la requérante se trouve privée de la propriété du bien depuis maintenant près de sept ans sans avoir perçu d’indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci, et que les efforts déployés par elle pour en recouvrer la propriété sont à ce jour demeurés vains.

49.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre a été rompu et que la requérante a supporté et continue de supporter une charge spéciale et exorbitante.

50.  Partant, il y a eu et il continue d’y avoir violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

52.  La requérante sollicite une somme correspondant à la valeur de son immeuble au moment de la nationalisation, à savoir, selon le rapport d’expertise soumis à la Cour, 630 410 dollars américains (USD), soit 664 681,56 euros (EUR).

53.  Le Gouvernement conteste fermement l’évaluation opérée en l’espèce par l’expert désigné par la requérante. Il estime que le montant maximum qui pourrait être lui octroyé est de 168 000 USD, soit 177 133,14 EUR, représentant, selon les conclusions d’un expert ayant examiné le rapport d’expertise produit par la requérante devant la Cour, la valeur marchande de l’immeuble en litige et du terrain afférent.

54.  La requérante souligne l’incertitude juridique dans laquelle elle se trouve actuellement, en faisant valoir que deux litiges relatifs à l’immeuble litigieux sont actuellement pendants sur le rôle des juridictions nationales, à savoir celui portant sur sa deuxième action en revendication immobilière et celui relatif à la demande de l’Etat en annulation du contrat de vente de l’appartement no 4. La requérante souligne que, dans ces circonstances, il est difficile de faire une évaluation réelle des dommages subis et demande, dès lors, à la Cour de surseoir à statuer sur sa demande de satisfaction équitable jusqu’à ce que le jugement du 8 mai 2000, qui a fait droit à sa deuxième action en revendication, devienne définitif et irrévocable.

La requérante souligne, enfin, qu’au cas où elle obtiendrait gain de cause, par une décision définitive, dans cette deuxième action en revendication, elle considérera comme étant réparé le préjudice qu’elle a subi à la suite de l’arrêt de la Cour suprême de Justice du 12 janvier 1996.

55.  La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en l’état. Vu la violation constatée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la meilleure forme de réparation dans cette affaire consisterait dans la restitution du bien en question par l’Etat, ainsi qu’ordonnée par le jugement définitif du 14 mars 1994 (voir Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [G.C.], no 28342/95, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1999-VII). Partant, il y a lieu de réserver la question et de fixer dans trois mois à compter de la date du présent arrêt la procédure ultérieure, en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’Etat défendeur et la requérante (article 75 § 1 du règlement).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette les exceptions du Gouvernement ;

2.  Déclare la requête recevable ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

5.  Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention portant sur l’atteinte alléguée au principe de l’égalité des armes dans la procédure devant la Cour suprême de Justice ;

6.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

7.  Dit que la question de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état pour les dommages matériels allégués par la requérante.

En conséquence :

a) réserve cette question ;

b) invite le Gouvernement et la requérante à lui donner connaissance, dans les trois mois à compter de la date du présent arrêt, de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure et délègue au président le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président