DEUXIEME SECTION

 

 

AFFAIRE SAVULESCU c. ROUMANIE

(Requête no 33631/96)

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

17 décembre 2002

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Savulescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33631/96) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Vintila-Dumitru Savulescu (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 7 juin 1996, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par M. C. Dinu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  Le requérant alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de Justice, le 16 février 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication est contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, le requérant se plaint que l’arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Par décision du 10 octobre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Tant le requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  Le requérant est né en 1932 et réside à Bucarest.

10.  En 1993, il saisit le tribunal de première instance de Bucarest d’une action en revendication immobilière en tant qu’héritier de son père. Il faisait valoir que son père était fonctionnaire au moment de la nationalisation et qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient être nationalisés.

11.  Par jugement du 16 avril 1994, le tribunal releva que c’était par erreur que l’immeuble du père du requérant avait été nationalisé en vertu du décret no 92/1950 et ordonna dès lors la restitution de l’immeuble litigieux.

12.  La mairie de Bucarest interjeta appel de ce jugement. Par décision du 25 novembre 1994, le tribunal départemental de Bucarest constata la nullité de son appel, la mairie n’ayant pas acquitté la taxe judiciaire. En l’absence de recours, le jugement du 16 avril 1994 devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par voies de recours ordinaires.

13.  Le 25 avril 1995, le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution de l’immeuble au requérant.

14.  A une date non précisée, le procureur général forma devant la Cour suprême de Justice un recours en annulation contre le jugement du 16 avril 1994, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

15.  Par arrêt du 16 février 1996 la Cour suprême annula ce jugement et rejeta l’action du requérant. Elle souligna que la loi était un moyen d’acquisition de la propriété, constata que l’Etat s’était approprié l’immeuble en question le jour même de l’entrée en vigueur du décret de nationalisation no 92/1950 et rappela que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires. Par conséquent, la Cour suprême estima que le tribunal de première instance de Bucarest n’avait pu rendre son jugement constatant que le requérant était le véritable propriétaire de l’immeuble qu’en modifiant le décret susmentionné et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême souligna, enfin, que de nouvelles lois devraient, de toute manière, prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était appropriés abusivement.

16.  Entre 1996 et 1999, l’Etat vendit en vertu de la loi no 112/1995 l’immeuble en litige aux tiers qui l’occupaient à titre de locataires.

17.  A une date non précisée, le requérant demanda la restitution de son immeuble auprès de la commission administrative pour l’application de la loi no 112/1995 de Bucarest. Il faisait valoir que son père en avait été dépossédé en violation du décret de nationalisation no 92/1950 et que le tribunal de première instance de Bucarest avait jugé cette privation de propriété illégale par un jugement définitif du 16 avril 1994. Selon les informations dont dispose la Cour, le requérant n’a jamais reçu de réponse à cette demande.

18.  Le 2 août 1999, le requérant introduisit auprès du tribunal de première instance de Bucarest une nouvelle action en revendication de l’immeuble à l’encontre de l’Etat et des anciens locataires. Par jugement du 31 octobre 2000, son action a été rejetée comme étant irrecevable. Le requérant fit appel de ce jugement. Selon les informations dont dispose la Cour, cette procédure est toujours pendante devant les juridictions nationales.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

EN DROIT

A.  Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

20.  D’après le requérant, l’arrêt du 16 février 1996 de la Cour suprême de Justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

21.  Dans son mémoire, le requérant fait valoir que l’essence de tout procès civil en matière de revendication immobilière est l’examen, par le juge, de la validité des titres de propriété qui lui sont présentés. Or, selon le requérant, le refus de la Cour suprême de Justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour se prononcer sur la validité d’un titre de propriété équivaut à nier son droit à un tribunal.

22.  Le Gouvernement admet que le requérant s’est vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que de toute manière il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

23.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 16 février 1996 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

24.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle avait conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif était contraire au principe de la sécurité juridique. Elle avait également conclu que le refus de la Cour suprême de Justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges comme dans la présente affaire, portant sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

25.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, tel qu’il était rédigé à l’époque des faits, la Cour suprême a méconnu par sa décision du 16 février 1996 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit du requérant à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

26.  De surcroît, l’exclusion, par la Cour suprême, de l’action en revendication du requérant de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

27.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention également sur ce point.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole No 1 à la Convention

28.  Le requérant se plaint que l’arrêt du 16 février 1996 de la Cour suprême de Justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

29.  Le Gouvernement admet que, dans la présente affaire, il y a eu atteinte au droit de propriété du requérante, s’agissant d’une situation de fait semblable à celle de l’affaire Brumărescu.

30.  Le requérant estime que l’arrêt de la Cour suprême de Justice, jugeant que son immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 16 avril 1994, a constitué une privation de son droit au respect de ses biens, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique et pour laquelle il n’a reçu aucun dédommagement. Il fait observer qu’à la suite de l’arrêt du 16 février 1996, l’Etat a vendu à des tiers les appartements de son immeuble, en application de la loi no 112/1995.

31.  La Cour rappelle que le droit de propriété du requérant sur le bien en litige avait été établi par un jugement définitif du 16 avril 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. Le requérant avait donc un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir l’arrêt Brumărescu, § 70).

32.  La Cour relève ensuite que l’arrêt du 16 février 1996 de la Cour suprême de Justice a annulé le jugement définitif du 16 avril 1994 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de priver M. Savulescu de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir l’arrêt Brumărescu, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée.

En outre, la Cour relève que le requérant se trouve toujours privé de la propriété de son bien immobilier, sans avoir perçu d’indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci, et que les efforts déployés par lui pour en recouvrer la propriété sont à ce jour demeurés vains.

33.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre a été rompu et que le requérant a supporté et continue de supporter une charge spéciale et exorbitante.

34. Partant, il y a eu et il continue d’y avoir violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

C.  Sur l’application de l’article 41 de la Convention

35.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

1.  Dommage matériel

36.  A titre principal, le requérant sollicite la restitution du bien litigieux. Il entend recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur actuelle de son bien, à savoir, selon le rapport d’expertise soumis à la Cour, 257 000 euros « EUR ». Il demande en outre l’octroi d’une somme correspondant aux loyers payés par lui et sa famille entre 1950 et 1975, actualisés au taux d’inflation.

37.  Le Gouvernement conteste l’évaluation de l’immeuble effectuée par l’expert du requérant et estime que le montant maximum qui pourrait être octroyé est de 195 100 dollars américains « USD », soit 205 706,40 EUR, représentant, selon le rapport d’expertise qu’il a produit devant la Cour, la valeur marchande de l’immeuble, à savoir 214 700 USD, moins le surplus de valeur de l’immeuble après la nationalisation dû à son raccord au réseau de gaz, à savoir 19 600 USD.

38.  La Cour estime, dans les circonstances de l’espèce, que la restitution du bien litigieux, telle qu’ordonnée par le jugement définitif du tribunal de première instance de Bucarest du 16 avril 1994, placerait le requérant, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où il se trouverait, si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues.

39.  A défaut pour l’Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu’il devra verser au requérant, pour dommage matériel, la valeur actuelle du bien.

40.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l’important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

41.  Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la maison et du terrain y afférent à 215 000 EUR. Le montant des indemnités que le Gouvernement devrait payer au requérant s’élèverait ainsi à 215 000 EUR. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

2.  Dommage moral

42.  Le requérant sollicite aussi 20 000 EUR pour le préjudice moral subi du fait de l’impossibilité d’utiliser son immeuble pour une durée de cinquante-deux ans et pour la souffrance qui lui aurait été infligée à lui et à sa famille par la violation de son droit de propriété par les autorités communistes.

43.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, en faisant valoir qu’aucun lien de causalité ne saurait être retenu entre les dédommagements demandés et les violations des droits conventionnels alléguées par le requérant devant la Cour.

44.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de M. Savulescu au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 15 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement.

3.  Frais et dépens

45.  Le requérant sollicite le remboursement de 62 EUR, qu’il ventile comme suit, en présentant un décompte détaillé :

a)  2,50 EUR pour les frais encourus dans les procédures internes ayant eu comme objet l’établissement de la valeur actuelle de son immeuble ;

b)  25,50 EUR pour les frais encourus pour obtenir des informations sur la situation juridique actuelle de l’immeuble auprès des sociétés administrant les immeubles de l’Etat ;

c)  32 EUR pour frais d’expert.

46.  Le Gouvernement se déclare prêt à rembourser les frais et dépens justifiés par le requérant.

47.  La Cour estime que les frais et dépens réclamés, pour lesquels des pièces justificatives ont été produites, ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable. Dans ces conditions, elle juge approprié d’allouer au requérant les 62 EUR réclamés.

4.  Intérêts moratoires

48.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR , À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du défaut d’accès à un tribunal ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit restituer au requérant son immeuble, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention ;

b)  qu’à défaut d’une telle restitution, l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans le même délai de trois mois, 215 000 EUR (deux cent quinze mille euros) pour dommage matériel, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

c)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans le même délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement :

i.  15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral ;

ii.  62 EUR (soixante-deux euros) pour frais et dépens ;

5.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, les montants indiqués sous 4 b) et c) seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président