DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE BUDESCU ET PETRESCU c. ROUMANIE

 

(Requête n° 33912/96)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

2 juillet 2002

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Budescu et Petrescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2002,

Rend l'arrêt que voici :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 33912/96) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissantes de cet Etat, Mme Maria Budescu et Mme Maria Mihaela Petrescu (« les requérantes »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 19 septembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérantes sont représentées devant la Cour par Mme Vasilescu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. I. Tarcea.

3.  Les requérantes se plaignaient en particulier du refus de la Cour suprême de justice, par son arrêt du 7 mai 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication, qu'elles estiment contraire aux articles 6 et 13 de la Convention. En outre, elles se plaignaient de ce que ledit arrêt avait porté atteinte au droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par décision du 10 octobre 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Tant les requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.   Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  Les requérantes sont nées respectivement en 1903 et 1932 et résident à Bucarest. La deuxième requérante est la fille de la première requérante.

10.  En 1937, la première requérante et son époux devinrent propriétaires d'un bien immobilier sis à Bucarest et composé d'un bâtiment de trois appartements et d'un terrain de 470 m2.

11.  En 1950, l'État prit possession dudit bien en vertu du décret de nationalisation n° 92/1950.

12.  A une date non précisée, la société d'État H. conclut avec les requérantes un contrat de bail pour l'appartement n° 2, situé à l'étage de l'immeuble.

A.  La première action en revendication

13.  Le 14 avril 1993, la première requérante saisit le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest d'une action en revendication de l'immeuble. Elle faisait valoir qu'en vertu du décret n° 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient pas être nationalisés. Or, son époux, M.B., dont elle avait hérité, était ingénieur constructeur au moment de la nationalisation. Elle estimait dès lors que leur immeuble avait été illégalement nationalisé.

14.  A une date non précisée, la deuxième requérante fit une demande d'intervention au principal et demanda que l'immeuble litigieux soit restitué conjointement à elle et à sa mère, en tant qu'héritières de M.B.

15.  Par jugement du 12 janvier 1995, le tribunal accueillit tout d'abord la demande d'intervention de la deuxième requérante. Relevant ensuite que c'était par erreur que l'immeuble avait été nationalisé, il jugea que l'État n'avait pas acquis le droit de propriété légalement et que, dès lors, les requérantes en étaient les propriétaires légitimes.

16.  La mairie de Bucarest fit appel de ce jugement. Son appel fut rejeté par une décision rendue par le tribunal départemental de Bucarest le 12 mai 1995.

17.  En l'absence de recours, le jugement du 12 janvier 1995 devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.

18.  Le 21 août 1995 le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution aux requérantes de leur immeuble et, le 16 octobre 1995, l'entreprise H., gestionnaire de la maison, s'exécuta. A cette date, les requérantes cessèrent de payer le loyer dû pour l'appartement qu'elles occupaient dans la maison, et commencèrent à acquitter les taxes foncières afférentes au bien.

B.  Le recours en annulation

19.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie, forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 12 janvier 1995, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret n° 92/1950.

20.  Par arrêt du 7 mai 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 12 janvier 1995 et, sur le fond, rejeta l'action en revendication des requérantes. Elle jugea que l'application du décret n° 92/1950 ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions et que, dès lors, les premiers juges avaient empiété sur les attributions du pouvoir législatif en constatant que les requérantes étaient les véritables propriétaires du bien litigieux. La cour souligna enfin que, de toutes manières, de nouvelles lois allaient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'État s'était approprié abusivement.

21.  Les services fiscaux informèrent les requérantes qu'à partir de 1997, l'immeuble en question allait être réintégré dans le patrimoine de l'État.

C.  L'action en restitution de l'immeuble fondée sur la loi n° 112/1995

22.  A une date non précisée, les requérantes déposèrent une demande de restitution de leur immeuble auprès de la commission administrative pour l'application de la loi n° 112/1995 (ci-après « la commission administrative ») de Bucarest. Elles faisaient valoir qu'elles en avaient été illégalement dépossédées, en s'appuyant sur le jugement du tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest du 12 janvier 1995, par lequel elles avaient obtenu gain de cause dans leur première action en revendication.

23.  Le 6 mars 1997, l'État vendit l'un des appartements de leur immeuble aux anciens locataires. Le 20 mars 1997, il vendit un deuxième appartement à d'autres locataires de la maison, en dépit du fait que les requérantes avaient informé la mairie de Bucarest qu'un litige concernant leur droit de propriété sur ledit immeuble était pendant.

24.  Par décision du 7 septembre 1998, la commission administrative restitua aux requérantes l'appartement n° 2, dans lequel elles habitaient en tant que locataires, et un terrain de 371,26 m2, afférent audit immeuble. La commission rejeta leur demande pour le surplus, sans pour autant leur octroyer un dédommagement. En l'absence de recours, cette décision devint définitive.

25.  A une date non précisée, les requérantes demandèrent à la commission administrative de préciser la contenance de l'appartement qu'elles s'étaient vu restituer par décision du 7 septembre 1998. En particulier, elles demandaient à ce que la commission précise que ledit appartement comportait aussi un grenier, dont elles demandaient la restitution.

26.  Le 7 juin 2000, la commission administrative accueillit leur demande. Sur ordre du maire de Bucarest, les requérantes se virent restituer l'appartement n° 2, tel que déterminé par les décisions des 7 septembre 1998 et 7 juin 2000.

D.  Les actions en annulation des contrats de vente de l'immeuble aux anciens locataires

27.  Le 8 février 2002, les requérantes introduisirent devant le tribunal du 1er arrondissement de Bucarest deux actions en annulation des contrats par lesquels les appartements nos 1 et 3 de leur immeuble, situés au sous-sol et au rez-de-chaussée, avaient été vendus aux anciens locataires. Selon les informations fournies par les parties, ces actions sont pendantes devant le tribunal de première instance de Bucarest.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

28.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

 

EN DROIT

I.  Sur l'exception préliminaire du gouvernement

29.  D'après le Gouvernement, les faits nouveaux intervenus après la décision sur la recevabilité du 10 octobre 2000, à savoir l'issue de l'action en restitution de l'immeuble fondée sur la loi n° 112/1995, entraînent, pour les requérantes, la perte de leur qualité de victime, au sens de l'article 34 de la Convention.

30.  Les requérantes invitent la Cour à poursuivre l'examen de l'affaire. Elles font valoir qu'elles ont été privées de leur bien et qu'à l'heure actuelle, elles ne se sont vu restituer qu'une partie. Elles soulignent aussi que, bien qu'elles aient notifié à la mairie qu'elles avaient introduit une action en restitution de leur immeuble et que cette action était pendante devant les autorités compétentes, l'État a vendu deux des appartements de leur immeuble aux anciens locataires. Elles estiment dès lors que la décision administrative du 7 septembre 1998, même après avoir été amendée le 7 juin 2000, ne saurait les priver de leur qualité de victime, qu'elles ont eue et qu'elles ont toujours.

31.  La Cour rappelle qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, l'arrêt Ludi c. Suisse du 15 juin 1992, série A n° 238, p. 18, § 34). Or, elle note en l'espèce que, bien que l'action en restitution introduite par les requérantes sur le fondement de la loi n° 112/1995 ait été partiellement accueillie, il reste qu'à l'heure actuelle elles ne peuvent toujours pas jouir de l'intégralité de leur bien, l'État en ayant vendu une partie à des tiers. La Cour note aussi que les requérantes ne se sont vu octroyer aucun dédommagement pour la partie de l'immeuble qui ne leur a pas été restituée.

Dès lors, la décision de la commission administrative du 7 septembre 1998, même amendée le 7 juin 2000, ne saurait en aucun cas effacer entièrement les conséquences de l'arrêt précité de la Cour suprême de justice pour la jouissance, par les requérantes, de leur droit de propriété.

De surcroît, la Cour observe que les griefs des requérantes ne se limitent pas à l'ingérence, par l'arrêt de la Cour suprême de justice, dans leur droit de propriété, mais concernent également la violation de l'article 6 § 1 de la Convention par ce même arrêt.

 

 

Or, les requérantes peuvent incontestablement se prétendre victimes du fait de l'annulation d'une décision judiciaire définitive en leur faveur et du constat que les tribunaux n'étaient pas compétents pour examiner des actions en revendication, telles que celle qu'elles avaient introduite (cf. mutatis mutandis, arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 50).

32.  Dans ces circonstances, la Cour estime que les requérantes peuvent se prétendre victimes des violations de la Convention qu'elles alléguaient, au sens de l'article 34 de la Convention.

Partant, il y a lieu de rejeter l'exception du Gouvernement.

II.  Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention

33.  D'après les requérantes, l'arrêt de la Cour suprême de justice a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

34.   Le Gouvernement admet que l'arrêt de la Cour suprême de justice a privé les requérantes de leur droit d'accès à un tribunal, mais soutient que cette intrusion aurait été de courte durée et que de toute manière elle était justifiée pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs. Il fait également valoir que la loi n°112/1995, entrée en vigueur le 29 janvier 1996, était destinée précisément à réparer les abus commis par l'ancien régime communiste.

35.  Les requérantes affirment que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour se prononcer sur la validité d'un titre de propriété équivaut à nier le droit à un tribunal, en violation de l'article 6 de la Convention. Les requérantes font également valoir qu'elles ont introduit une demande de restitution fondée selon la loi n°112/1995, selon les indications du Gouvernement, mais qu'une telle voie n'a abouti qu'à la récupération partielle de leur bien.

36.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 7 mai 1996 a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.

37.  La Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention au motif que l'annulation d'un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.

 

38.  La Cour observe que rien en l'espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l'affaire Brumărescu précitée. Dès lors, elle estime qu'en appliquant de la sorte les dispositions de l'article 330 du code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 7 mai 1996 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit des requérantes à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

39.  De surcroît, l'exclusion par la Cour suprême de justice de l'action en revendication des requérantes de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 sur ces deux points.

III.  Sur la violation alléguée de l'article 13 de la Convention

40.  Les requérantes estiment que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication constitue également une violation de leur droit à un recours effectif, au sens de l'article 13 de la Convention, qui dispose ainsi :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

41.  Le Gouvernement estime que les garanties de l'article 13 de la Convention se trouvent absorbées en l'espèce par celles de l'article 6 de la Convention.

42.  La Cour rappelle que, lorsque le droit revendiqué est un droit de caractère civil, l'article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l'article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci. Dès lors qu'elle a examiné les griefs des requérantes sur le terrain de l'article 6 § 1 précité, elle n'estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l'article 13 (cf. l'arrêt Kudla c. Pologne [GC], n° 30210/96, 26 octobre 2000, § 146, CEDH 2000-XI).

 

IV.  Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention

43.  Les requérantes estiment que l'arrêt de la Cour suprême de justice a porté atteinte à son droit au respect de leurs biens, garanti par l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

44.  Le Gouvernement admet que, dans la présente affaire, il y a eu atteinte au droit de propriété des requérantes, s'agissant d'une situation de fait semblable à celle de l'affaire Brumărescu c. Roumanie précitée.

45.  Les requérantes estiment que l'arrêt de la Cour suprême de justice jugeant que leur propriété appartenait à l'État et annulant le jugement définitif du 12 janvier 1995, constitue une privation de leur droit au respect de leurs biens, qui ne poursuit pas un but d'utilité publique et pour laquelle elles qu'elles n'ont reçu aucun dédommagement. De plus, elles soulignent qu'à la suite de l'arrêt, l'État a vendu à des tiers deux des appartements de l'immeuble litigieux. Elles font enfin valoir que, pour l'appartement n° 2 qu'elles occupent, elles ont dû payer un loyer jusqu'au 7 septembre 1998, date à laquelle la commission administrative le leur a restitué, et que ce préjudice n'avait nullement été réparé par l'État.

46.  La Cour rappelle que le droit de propriété des requérantes sur le bien en litige a été établi par le jugement définitif du 12 janvier 1995 et relève que le droit ainsi reconnu n'était pas révocable. Les requérantes avaient donc un bien, au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention (voir arrêt Brumărescu précité, § 70).

47.  La Cour relève ensuite que l'arrêt de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif et a dit que l'Etat était le propriétaire légitime du bien litigieux. Elle considère que cette situation est, sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l'affaire Brumărescu. La Cour estime donc que l'arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet dans la présente affaire de priver les requérantes de leur bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1 (voir l'arrêt Brumărescu précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n'a été fournie par le gouvernement défendeur quant à la situation ainsi créée.

 

En outre, la Cour relève que les requérantes, qui se sont vu restituer une partie de leur immeuble à la suite d'une deuxième action fondée sur la loi n° 112/1995, se trouvent toujours privées du restant de leur bien depuis maintenant plus de cinquante ans. La Cour relève aussi qu'elles n'ont pas perçu d'indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci, et que les efforts qu'elles ont déployés pour recouvrer intégralement leur propriété sont, à ce jour, demeurés vains.

48.  Dans ces conditions, à supposer même que l'on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d'intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu a été rompu, et que les requérantes ont supporté et continuent de supporter une charge spéciale et exorbitante.

Partant, il y a eu et il continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

V.  Sur l'application de l'article 41 DE LA Convention

49.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

50.  Les requérantes sollicitent la restitution en nature de la partie de leur immeuble qui ne leur a pas été restituée par la décision de la commission administrative du 7 septembre 1998. Subsidiairement, elles sollicitent l'octroi d'une somme correspondant à la valeur actuelle de celle-ci, à savoir, selon un rapport d'expertise soumis à la Cour, 3 834 millions de lei roumains (« ROL »), soit 164 624 euros (« EUR »).

51.  Le Gouvernement estime que les sommes demandées par les requérantes à titre de dédommagement matériel sont exagérées. A cet égard, il soutient que la valeur marchande des appartements du rez-de-chaussée et du sous-sol de l'immeuble des requérantes s'élève, conformément à un rapport d'expertise homologué par le tribunal compétent, à 91 554 USD, et que la valeur du terrain afférent s'élève, selon le même rapport d'expertise, à 33 473 USD, soit un total de 125 027 USD. Subsidiairement, le Gouvernement souligne qu'en vertu de la jurisprudence constante des organes de la Convention, il serait loisible aux requérantes de se voir octroyer un dédommagement d'un montant inférieur à la valeur marchande de leur immeuble.

52.  Les requérantes estiment que seul un dédommagement correspondant à la valeur actuelle de leur immeuble les placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elles se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 de la Convention n'avaient pas été méconnues.

53.  La Cour note que les requérantes se sont déjà vu restituer l'appartement n° 2 de leur immeuble, en vertu de la décision administrative du 7 septembre 1998, amendée le 7 juin 2000. Dans ces circonstances, elle estime que la restitution aux requérantes du restant de leur immeuble les placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elles se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 n'avaient pas été méconnues.

Cela est sans préjudice de toute prétention que les actuels propriétaires pourraient avoir à la propriété des appartements nos 1 et 3, prétention qui relèverait des tribunaux internes.

54.  A défaut pour l'État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la Cour décide qu'il devra verser aux requérantes, pour dommage matériel, la valeur actuelle de la partie de l'immeuble qui ne leur a pas été restituée.

55.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l'important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la partie non restituée de la maison et du terrain y afférent à 140 617  EUR.

Le montant des indemnités que le Gouvernement devrait payer aux requérantes s'élèverait ainsi à 140 617 EUR. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

B.  Dommage moral

56.  Les requérantes sollicitent aussi 50 000 USD, soit 53 940 EUR, pour le préjudice moral subi du fait du « stress psychique auquel elles ont été soumises pendant cinquante ans », lorsqu'elles étaient locataires dans leur propre maison, ainsi que pour l'humiliation qui leur a été infligée par la Cour suprême de justice, qui les a privées une deuxième fois de leur bien.

57.  Le Gouvernement ne fait pas d'observation sur ce point.

58.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans le droit des requérantes au respect de leurs biens et dans leur droit à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 14 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

C.  Intérêts moratoires

59.  Les sommes accordées étant libellées en euros, la Cour juge approprié de fixer un taux d'intérêt moratoire de 7,25% l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Rejette, l'exception préliminaire du Gouvernement ;

 

2.  Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d'accès à un tribunal ;

 

3.  Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de l'absence de procès équitable ;

 

4.  Dit, qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention ;

 

5.  Dit, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

 

6.  Dit que l'Etat défendeur doit restituer conjointement aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la partie de l'immeuble qui ne leur a pas été déjà restituée en vertu de la décision administrative du 7 septembre 1998, amendée le 7 juin 2000 ;

 

8.  Dit que l'Etat défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans le même délai de trois mois, 14 000 EUR (quatorze mille euros) pour dommage moral, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

 

9.  Dit que les montants indiqués sous (7) et (8) seront à majorer d'un intérêt simple de 7,25 % an à compter de l'expiration desdits délais et jusqu'au versement ;

 

10.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

 

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juillet 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président