AFFAIRE PETRA c. ROUMANIE

 

CASE OF PETRA v. ROMANIA

 

(115/1997/899/1111)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT/JUDGMENT

 

STRASBOURG

 

 

23 septembre/September 1998

 

 

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.

 

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Liste des agents de vente/List of Agents

 

 

Belgique/Belgium: Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,

B-1000 Bruxelles)

 

Luxembourg: Librairie Promoculture (14, rue Duchscher

(place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)

 

Pays-Bas/The Netherlands: B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat

A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC

La Haye/’s-Gravenhage)

 

SOMMAIRE

Arrêt rendu par une chambre

Roumanie – contrôle de la correspondance d’un détenu avec la Commission européenne des Droits de l’Homme

I. article 8 de la convention

A. Objet du litige

Requérant se plaint, dans sa requête introductive d’instance à la Cour, d’entraves à sa correspondance avec la Commission, sa famille et les autorités nationales.

Compétence ratione materiae de la Cour : s’exerce dans le cadre de la décision de la Commission sur la recevabilité d’une requête – or la Commission a formulé l’avis qu’il y a eu violation de l’article 8 en raison de l’ouverture et du retard dans l’acheminement du courrier entre le requérant et elle-même.

Dossier de l’affaire ne contient aucune lettre adressée par le requérant à sa famille ou aux autorités de son pays qui aurait été interceptée et contrôlée par les autorités pénitentiaires.

Cour considère qu’elle n’a pas à connaître de ces griefs.

B. Observation de l’article 8

Rappel de la jurisprudence de la Cour.

Dispositions internes applicables en matière de contrôle de la correspondance des détenus : loi n° 23/1969 laisse aux autorités nationales une trop grande latitude. Contrôle de la correspondance semble être automatique, indépendant de toute décision d’une autorité judiciaire et non assujetti à des voies de recours.

Règlement d’application : non publié, requérant n’a pas pu en prendre connaissance.

Gouvernement ne conteste pas les conclusions de la Commission : le droit interne ne répond pas à l’exigence d’accessibilité requise par l’article 8 § 2 de la Convention et n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités.

Requérant n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique. Ingérence litigieuse non prévue par la loi.

Cour n’estime pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8.

Conclusion : violation (unanimité).

 

II. ARTICLE 25 § 1 DE LA CONVENTION

Rappel de la jurisprudence de la Cour.

Le requérant a affirmé devant la Commission avoir été menacé par deux fois par les autorités pénitentiaires lorsqu’il avait demandé à écrire à la Commission – affirmations non démenties par le gouvernement défendeur.

Cour estime que cette circonstance constitue une forme de pression illicite et inacceptable qui a entravé le droit de recours individuel.

Conclusion : violation (unanimité).

III. article 50 DE LA CONVENTION

A. Dommage moral

Octroi d’une certaine somme.

B. Frais et dépens

Absence de demande de remboursement.

Conclusion : Etat défendeur tenu de payer au requérant une certaine somme pour tort moral (unanimité).

RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

25.3.1983, Silver et autres c. Royaume-Uni ; 25.3.1992, Campbell c. Royaume-Uni ; 15.11.1996, Calogero Diana c. Italie ; 19.2.1998, Guerra et autres c. Italie ; 25.5.1998, Kurt c. Turquie

 

 

 

En l’affaire Petra c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement B, en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM. R. Bernhardt, président,
L.-E. Pettiti,
A. Spielmann,
N. Valticos,

Sir John Freeland,
MM. G. Mifsud Bonnici,
P. Kūris,
M. Voicu,
V. Toumanov,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mai et 24 août 1998,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 15 décembre 1997, puis le 21 janvier 1998 par M. Ioan Petra (« le requérant »), ressortissant roumain, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 27273/95) dirigée contre la Roumanie et dont le requérant avait saisi la Commission le 19 novembre 1994 en vertu de l’article 25.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration roumaine reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). La requête du requérant renvoie aux articles 44 et 48 de la Convention tels qu’amendés par le Protocole n° 9 que la Roumanie a ratifié. Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits

de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 8 et 25 de la Convention.

2.  Le requérant a désigné Me D. Cosma, avocat au barreau de Bucarest, pour le représenter (article 31 du règlement B).

3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. M. Voicu, juge élu de nationalité roumaine (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement B). Le 31 janvier 1998, en présence du greffier, le vice-président a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. L.-E. Pettiti, M. A. Spielmann, M. N. Valticos, Sir John Freeland, M. G. Mifsud Bonnici, M. P. Kūris et M. V. Toumanov (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement B).

4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement B), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier adjoint, M. A. Ciobanu Dordea, agent du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et le délégué de la Commission, M. C. Bîrsan, au sujet de l’organisation de la procédure (articles 39 § 1 et 40). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et du requérant les 9 et 15 avril 1998 respectivement.

5.  Le 26 février 1998, la Commission avait produit le dossier de la procédure suivie devant elle ; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président de la chambre.

6.  Le 24 avril 1998, la chambre a renoncé à tenir audience, après avoir constaté la réunion des conditions exigées pour une telle dérogation à sa procédure habituelle (articles 27 et 40 du règlement B).

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
  2. 7.  Né en 1941, M. Ioan Petra est actuellement détenu à la prison d’Aiud (département d’Alba). Il y purge une peine de quinze ans de réclusion pour meurtre, infligée le 30 avril 1991 par le tribunal départemental de Târgu-Mureº.

    8.  Le 10 janvier 1994, l’épouse du requérant, alors détenu à Mârgineni (département de Dâmboviþa), s’adressa à la Commission. Elle se plaignait de ce que son mari n’avait pas bénéficié d’un procès équitable devant ledit tribunal. Elle faisait en outre état de difficultés rencontrées par son mari dans l’envoi du courrier au départ de la prison.

     

    9.  Le 20 mai 1994, le requérant lui-même adressa une lettre à la Commission par l’intermédiaire de son épouse et demanda que le courrier lui fût envoyé à son domicile. Le 22 juillet 1994, la Commission sollicita de l’intéressé des renseignements supplémentaires ainsi que des documents pour étayer la requête.

    10.  Les 30 octobre et 19 novembre 1994, M. Petra écrivit à la Commission par l’intermédiaire de son épouse et fit valoir que l’administration de la prison ne lui permettait pas de remplir le formulaire de requête.

    11.  Le 21 janvier 1995, il adressa de la prison de Mârgineni une lettre parvenue à la Commission le 14 février 1995. Ecrite sur du papier réglementaire de la prison, elle portait un numéro d’enregistrement et provenait de Bucarest dans une enveloppe portant l’en-tête du ministère de la Justice. Bien que mentionné en tant qu’annexe, le jugement du 30 avril 1991 manquait. Cette lettre portait une écriture différente des précédentes.

    12.  Le 22 février 1995, la Commission envoya au requérant un formulaire de requête.

    Rempli par le requérant le 9 mars 1995, ledit formulaire fut envoyé à la Commission par la direction des services pénitentiaires (Direcþia Generalã a Penitenciarelor) le 17 avril 1995. Aucune référence à une éventuelle entrave de la correspondance n’y figurait.

    13.  Le 18 juin 1995, en réponse à une question de la Commission au sujet des écritures différentes des lettres reçues par elle, M. Petra indiqua qu’il avait été aidé par un camarade « sans aucun lien avec l’affaire, un homme discret et désintéressé ». Il ajouta que la direction de la prison l’avait informé de l’envoi des documents demandés par la Commission qui toutefois n’en avait reçu aucun.

    Se référant en outre au droit au respect de sa correspondance, il souligna que le directeur de la prison, bien que très « flexible », ne pouvait pas l’aider davantage, car l’administration était obligée d’appliquer la loi n° 23/1969 sur l’exécution des peines et son règlement « secret » d’application. Il en déduisait une violation des articles 8 et 25 de la Convention.

    14.  Le requérant affirme n’avoir jamais reçu la lettre du 19 octobre 1995 par laquelle la Commission l’informait, entre autres, de la communication de sa requête au Gouvernement.

    15.  Le 9 décembre 1995, M. Petra envoya une lettre postée par son épouse, informant la Commission de son transfert, le 26 septembre 1995, à la prison d’Aiud, et de ce que, lorsqu’il avait demandé la permission de communiquer son changement d’adresse, on lui avait répondu que « le Conseil de l’Europe se trouve à Aiud et pas ailleurs » et que s’il insistait, il serait soumis au régime de détention spécial.

     

     

    16.  Le 4 janvier 1996, Mme Petra informa la Commission que son époux lui avait demandé de s’enquérir de sa requête et de dénoncer l’ingérence systématique des autorités pénitentiaires dans sa correspondance avec la Commission. Le 26 janvier 1996, celle-ci répondit à l’adresse de la prison d’Aiud.

    17.  Le 22 avril 1996, l’épouse du requérant écrivit à la Commission pour se plaindre des conditions de détention de son mari qui occupait, avec cinq autres détenus, une cellule de 12 m² et était soumis à des traitements inhumains par les gardiens de prison. Le requérant avait refusé de lui communiquer les noms des gardiens qui battaient les détenus car il avait trop peur.

    18.  M. Petra ne prit connaissance de la communication de sa requête au Gouvernement qu’en avril 1996, lorsqu’il reçut une copie de la lettre du 19 octobre 1995 et des documents pertinents.

    19.  Dans un courrier du 24 mai 1996, envoyé par l’intermédiaire de son épouse, le requérant se plaignit à nouveau de la censure de sa correspondance et affirma qu’il était obligé de remettre ses lettres au directeur de la prison, qui les transmettait à la direction des services pénitentiaires à Bucarest, et qu’il n’était jamais sûr que ses lettres soient effectivement expédiées à Strasbourg.

    20.  Le 13 juin 1996, le Gouvernement soumit à la Commission tous les documents concernant la procédure judiciaire ayant abouti à la condamnation du requérant.

    21.  Le 3 janvier 1997, la Commission reçut deux nouvelles lettres dans une enveloppe portant l’en-tête du ministère de la Justice et envoyée de Bucarest. La première, écrite par le requérant sur du papier réglementaire de la prison, était datée du 4 décembre 1996 et portait un tampon et un numéro d’enregistrement. La deuxième était un courrier d’accompagnement du chef de la direction des services pénitentiaires, le général de division I.C.

    Deux autres lettres du requérant, des 24 et 27 février 1997, portant chacune un tampon et un numéro d’enregistrement, furent envoyées de Bucarest par le ministère de la Justice le 14 mars 1997, ensemble, accompagnées d’une lettre du même général I.C.

    22.  Dans un courrier du 9 mars 1997, envoyé par l’intermédiaire de son épouse, M. Petra informa la Commission qu’il avait reçu la décision sur la recevabilité de sa requête. Il ajouta que son courrier avec la Commission était systématiquement décacheté et que ses lettres étaient envoyées à la Commission par le truchement de la direction des services pénitentiaires. Il affirma avoir écrit en cachette, craignant d’être dénoncé au lieutenant-colonel V.C., qui l’avait menacé en s’exprimant ainsi : « Je vais t’en donner, moi, du Conseil de l’Europe ! » (Te aranjez eu pe tine cu Consiliul Europei !).

     

    23.  Le 14 août 1997, la Commission reçut une nouvelle lettre écrite le 8 juillet 1997 de la prison sur du papier réglementaire de celle-ci, portant un tampon et un numéro d’enregistrement et envoyée de Bucarest le 30 juillet 1997 dans une enveloppe du ministère de la Justice. Aucune référence n’y était faite à une éventuelle entrave à la correspondance.

    24.  Le 15 avril 1998, le requérant a fait parvenir au greffe de la Cour son mémoire écrit sur du papier réglementaire de la prison, portant un tampon et un numéro d’enregistrement et envoyé de Bucarest dans une enveloppe du ministère de la Justice.

  3. LE droit interne pertinent

A. La loi n° 23/1969

25.  Les dispositions pertinentes de la loi n° 23/1969 concernant l’exécution des peines se lisent ainsi :

Article 17

« Les condamnés ont le droit (...) de recevoir et d’envoyer du courrier et des sommes d’argent. »

Article 18

« Le droit des condamnés de recevoir (...) et d’envoyer du courrier est accordé eu égard à la nature de l’infraction commise, à la durée de la peine, à l’existence de la récidive, à la prestation d’un travail, au comportement et à sa disponibilité quant aux mesures de rééducation.

(...) »

Article 20

« Le courrier, les livres, les journaux et les magazines dont le contenu est considéré par le directeur de l’établissement pénitentiaire comme n’étant pas approprié à la rééducation du condamné, sont retenus et seront gardés au lieu de détention. Ils seront rendus au détenu à la fin de sa peine.

Le courrier dont le contenu n’est pas approprié sera transmis, si besoin est, aux autorités compétentes. »

  1. Le règlement d’application, approuvé par le Conseil des ministres le 15 décembre 1969

26.  Les articles pertinents du règlement d’application de la loi n° 23/1969 – non publié – disposent :

Article 75

« Les condamnés ont le droit d’adresser des pétitions et des demandes écrites ou verbales au directeur de l’établissement pénitentiaire, au procureur, au président du tribunal départemental du lieu de détention ou à d’autres organes.

L’administration de l’établissement pénitentiaire assurera aux condamnés le nécessaire pour écrire. »

Article 76

« Les demandes et les réclamations adressées aux autorités centrales ou locales seront envoyées par l’administration de l’établissement pénitentiaire directement à ces autorités. Les demandes dont le contenu n’est pas approprié seront envoyées à la direction des services pénitentiaires, afin que les mesures imposées par la loi soient prises.

(...) »

Article 77

« Le directeur de l’établissement pénitentiaire est obligé d’expédier les demandes et les réclamations dans les cinq jours à compter de la date à laquelle il les a reçues. Les condamnés se verront communiquer les résultats de leurs demandes et réclamations, sous signature, aussitôt après la réception de la réponse. »

Selon le tableau annexé audit règlement, les détenus condamnés pour meurtre ont le droit de recevoir et d’envoyer une lettre tous les deux mois, lorsqu’ils travaillent, et une lettre tous les trois mois, lorsqu’ils ne travaillent pas.

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

27.  M. Petra a saisi la Commission le 19 novembre 1994. Il se plaignait de sa détention (article 5 § 1 e) de la Convention), du caractère inéquitable des poursuites engagées à son encontre (article 6 § 1), et des atteintes à son droit au respect de sa correspondance avec la Commission (articles 8 et 25).

 

28.  Le 13 janvier 1997, la Commission a retenu la requête (n° 27273/95) quant au dernier grief et l’a rejetée pour le surplus. Dans son rapport du 30 octobre 1997 (article 31), elle conclut à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention et qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 25. Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt.

CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR

29.  Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour quant au grief tiré des articles 8 et 25 relativement au contrôle de la correspondance du requérant avec la Commission et la prie de rejeter la requête pour le surplus.

30.  Le conseil du requérant demande à la Cour de constater la violation des articles susmentionnés et d’accorder à son client une satisfaction équitable.

en droit

I. sur la violation alléguée de l’article 8 de la convention

  1. Sur l’objet du litige
  2. 31.  Dans sa requête introductive d’instance à la Cour, du 21 janvier 1998, le requérant se plaint d’entraves à sa correspondance (ouverture et retard dans l’acheminement) non seulement avec la Commission, mais aussi avec sa famille et les autorités publiques. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de (...) sa correspondance.

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    32.  Le Gouvernement souligne d’emblée que M. Petra n’a jamais invoqué devant la Commission des entraves à sa correspondance avec les autorités roumaines et soutient que les limitations à la liberté de la correspondance du requérant avec sa famille sont justifiées au regard de l’article 8.

    33.  Le délégué de la Commission n’a pas pris position à cet égard.

    34.  La Cour rappelle que sa compétence ratione materiae s’exerce dans le cadre de la décision de la Commission sur la recevabilité d’une requête (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 223, § 44). Or la Commission a retenu, le 13 janvier 1997, « tous moyens de fond réservés, le grief du requérant concernant l’entrave à sa correspondance (article 8 de la
    Convention) », puis elle a formulé, le 30 octobre 1997, l’avis qu’il y avait eu violation de cette disposition en raison de « l’ouverture et du retard dans l’acheminement du courrier entre le requérant » et elle-même.

    Toutefois, bien que les deux derniers griefs invoqués par M. Petra dans sa requête du 21 janvier 1998 (paragraphe 31 ci-dessus) se rapportent aux mêmes faits litigieux, le dossier de l’affaire ne contient aucune lettre adressée par le requérant à sa famille ou aux autorités de son pays qui aurait été interceptée et contrôlée par la direction des prisons de Mârgineni et d’Aiud. Faute de preuves à l’appui de ces allégations, la Cour considère qu’elle n’a pas à en connaître.

  3. Sur l’observation de l’article 8

35.  Le requérant affirme être obligé de remettre ses lettres adressées à la Commission au commandant du pénitencier qui les envoie à Bucarest, ce qui entraînerait des retards considérables. Quant au courrier provenant de la Commission, il arriverait décacheté et mettrait souvent plus d’un mois pour lui parvenir. Il dénonce une violation de l’article 8.

36.  Avec le Gouvernement et la Commission, la Cour estime qu’il y a eu « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice du droit du requérant au respect de sa correspondance garanti par le paragraphe 1 de l’article 8. Pareille ingérence méconnaît ce texte sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre (voir les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, série A n° 61, p. 32, § 84, Campbell c. Royaume-Uni du 25 mars 1992, série A n° 233, p. 16, § 34, et Calogero Diana c. Italie du 15 novembre 1996, Recueil
1996-V, p. 1775, § 28).

 

37.  La Cour rappelle que si une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en principe en fixer la portée, il est impossible d’arriver à une certitude absolue dans sa rédaction, une rigidité excessive du texte étant le probable résultat d’un tel souci de certitude (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Calogero Diana précité, p. 1775, § 32).

En l’espèce, les dispositions internes applicables en matière de contrôle de la correspondance des détenus sont la loi n° 23/1969 et son règlement d’application. Or les articles 17, 18 et 20 de ladite loi laissent aux autorités nationales une trop grande latitude : ils se limitent notamment à indiquer, de façon très générale, le droit des condamnés de recevoir et d’envoyer du courrier et accordent aux directeurs des établissements pénitentiaires le pouvoir de garder toute lettre ou tout journal, livre ou magazine non « appropriés à la rééducation du condamné » (paragraphe 25 ci-dessus). Le contrôle de la correspondance semble donc être automatique, indépendant de toute décision d’une autorité judiciaire et non assujetti à des voies de recours.

Quant au règlement d’application, il n’est pas publié, de sorte que le requérant n’a pas pu en prendre connaissance.

38.  La Cour note, de surcroît, que le Gouvernement ne conteste pas les conclusions de la Commission selon lesquelles le règlement d’application ne répond pas à l’exigence d’accessibilité impliquée par l’article 8 § 2 de la Convention, et la loi roumaine n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités.

39.  En définitive, M. Petra n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique (arrêt Calogero Diana précité, p. 1776, § 33). La Cour conclut donc que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi et qu’il y a eu violation de l’article 8.

40.  Eu égard à la conclusion qui précède, la Cour n’estime pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8.

II. sur la violation alléguée de l’article 25 § 1 de la convention

41.  Le requérant affirme que les entraves dans sa correspondance avec la Commission constituent une violation de l’article 25 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

 

« La Commission peut être saisie d’une requête adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la (...) Convention, dans le cas où la Haute Partie Contractante mise en cause a déclaré reconnaître la compétence de la Commission dans cette matière. Les Hautes Parties Contractantes ayant souscrit une telle déclaration s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

42.  Gouvernement et Commission estiment qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de cette disposition.

43.  La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré à l’article 25 soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec la Commission, sans que les autorités ne les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs.

Par le mot « presse[r] », il faut entendre non seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation des requérants déclarés ou potentiels, de leur famille ou de leur représentant en justice, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader ceux-ci ou à les décourager de se prévaloir du recours qu’offre la Convention. Pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant déclaré ou potentiel constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 25, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut envisager la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités ne l’influencent (voir, en dernier lieu, l’arrêt Kurt c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1191-1192, §§ 159 et 160).

44.  Dans ses lettres à la Commission des 9 décembre 1995 et 9 mars 1997 (paragraphes 15 et 22 ci-dessus), le requérant a affirmé avoir été menacé à deux reprises, par les autorités du pénitencier d’Aiud, lorsqu’il avait demandé à écrire à la Commission, affirmations qui n’ont pas été démenties par le gouvernement défendeur.

Selon la Cour, des propos tels que « Le Conseil de l’Europe se trouve à Aiud et pas ailleurs » et « Je vais t’en donner, moi, du Conseil de l’Europe ! », contenus dans lesdites lettres, constituent en l’occurrence une forme de pression illicite et inacceptable qui a entravé le droit de recours individuel, au mépris de l’article 25 § 1.

 

IiI. SUR L’application de l’article 50 de la convention

45.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral

46.  M. Petra réclame, sans la chiffrer, une satisfaction équitable pour le tort moral subi.

47.  Le Gouvernement considère qu’en l’absence de preuve du préjudice allégué, le constat de violation de l’article 8 fournirait une satisfaction équitable suffisante.

48.  Le délégué de la Commission ne se prononce pas.

49.  La Cour estime que l’intéressé a subi un tort moral certain du fait de l’ouverture et du retard dans l’acheminement de son courrier avec la Commission ainsi que des menaces dont il a fait l’objet de la part des autorités de la prison d’Aiud. Pour cette raison, elle lui alloue 10 000 francs français de ce chef.

B. Frais et dépens

50.  Le requérant, qui a bénéficié de l’assistance judiciaire devant la Commission puis la Cour, n’a pas demandé le remboursement de frais et dépens supplémentaires.

C. Intérêts moratoires

51.  D’après les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 3,36 % l’an.

 

Par ces motifs, la cour, à l’unanimité,

  1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
  2.  

  3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 25 de la Convention ;
  4.  

  5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant dans les trois mois, pour dommage moral, 10 000 (dix mille) francs français, à convertir en lei roumains au taux de change applicable à la date du versement ;

b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 3,36 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement.

 

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 septembre 1998.

 

Signé : Rudolf Bernhardt

Président

Signé : Herbert Petzold

Greffier