DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE OPRESCU c. ROUMANIE

(Requête no 36039/97)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

14 janvier 2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Oprescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36039/97) dirigée contre la Roumanie par un ressortissant suisse, M. Ion Oprescu (« le requérant »), qui avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 24 avril 1997, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. I. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  Le requérant alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 31 octobre 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication ainsi que de justifier la confiscation de sa maison par le fait d’avoir émigré, sont contraires respectivement à l’article 6 de la Convention et à l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention. En outre, le requérant se plaignait que cet arrêt de la Cour suprême avait eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11.

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement).

6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant est né en 1930 et réside à Sion, Suisse.

9.  En 1973, le requérant hérita d’une quote-part, égale à la moitié, d’un bien immeuble sis à Bucarest.

10.  En 1979, par décision du conseil municipal de Bucarest, l’État prit possession de ce bien, sans indemnité, à la suite de l’émigration du requérant vers la Suisse. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne lui furent jamais notifiés.

A.  La première action en revendication

11.  En 1994, le requérant revendiqua le bien susmentionné par une action civile introduite devant le tribunal de première instance de Bucarest. Il faisait valoir que l’immeuble avait été confisqué selon les dispositions du décret no 223/1974, en raison de son émigration vers la Suisse et que la décision administrative de confiscation ne lui avait jamais été communiquée.

12.  Par jugement du 28 juin 1994, le tribunal de première instance du 5ème arrondissement de Bucarest fit droit à la demande du requérant et confirma son droit de propriété, en ordonnant à l’État de ne plus entraver la jouissance de ce droit. Les juges estimèrent que l’État n’avait pas pu s’approprier le bien en question en application du décret no 224/1974, car ce texte était contraire à la Constitution de 1965. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir la mairie de Bucarest et l’entreprise d’État SC Cotroceni, gérante de logements d’État, de restituer le bien au requérant.

13.  L’appel de la mairie de Bucarest fut rejeté par le tribunal départemental de Bucarest le 31 octobre 1994. En l’absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

14.  Le 9 mars 1995, le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution du bien immobilier composé de constructions et du terrain y afférent, d’une surface de 195 m². Les deux constructions se composent comme suit : un premier bâtiment (A) avec un appartement et un deuxième bâtiment (B) avec un autre appartement.

15.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation du jugement du 28 juin 1994 devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 223/1974.

16.  Par arrêt du 31 octobre 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement et, sur le fond, rejeta l’action en revendication du requérant. Elle constata que l’État s’était approprié le bien litigieux en vertu du décret no 223/1974 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions. Par conséquent, le tribunal de première instance de Bucarest n’avait pu rendre son jugement constatant que le requérant était le véritable propriétaire du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’État s’était approprié abusivement.

17.  Le maire de la ville de Bucarest ordonna le 17 février 1997 l’annulation de la décision restituant au requérant le bien immobilier et le retour du bien dans le patrimoine de l’État.

B.  L’action en restitution du bien

18.  Le 13 mars 1997, le requérant introduisit devant le tribunal de première instance du 5ème arrondissement de Bucarest une action visant à obtenir l’annulation de la décision administrative de confiscation du bien immobilier en vertu du décret no 223/1974.

19.  Le 11 septembre 1998, le tribunal accueillit sa demande, annula ladite décision administrative et ordonna la restitution du bien. Ce jugement devint définitif en absence d’appel.

20.  Entre-temps, les 14 et 18 mars 1997, l’État avait vendu le bien litigieux aux locataires.

21.  Le 4 mai 1999, le maire de Bucarest ordonna la restitution de l’immeuble au requérant. Cette décision ne fut pas exécutée, en raison de la vente par l’Etat des deux appartements en 1997.

C.  La deuxième action en revendication

22.  Le 18 décembre 2000, le requérant fit une nouvelle action en revendication du bien immobilier et en expulsion des occupants.

23.  Par jugement du 18 avril 2001, le tribunal de première instance du 5ème arrondissement fit partiellement droit à la demande du requérant, en reconnaissant son droit de propriété sur les constructions, et en constatant que le titre de propriété du requérant était préférable à celui des anciens locataires qui n’avaient pas agi de bonne foi en achetant les biens litigieux. Le tribunal rejeta la demande en restitution du terrain et en expulsion des anciens locataires, estimant que ceux-ci étaient en droit de continuer d’utiliser les appartements en tant que locataires.

24.  Les parties interjetèrent appel. Le 21 novembre 2001, le tribunal départemental de Bucarest accueillit en partie l’appel du requérant, ordonna également la restitution du terrain et rejeta les appels des défendeurs.

25.  Ces derniers firent un recours, qui fut rejeté par une décision de la cour d’appel de Bucarest le 21 mai 2002.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26.  Les textes et la jurisprudence internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

27.  Les dispositions pertinentes du décret no 223/1974 concernant la confiscation des certains immeubles se lisent ainsi :

Article I

« Dans la République Socialiste de Roumanie, les immeubles, constructions et terrains ne peuvent être détenus en propriété que par les personnes physiques qui ont leur domicile dans le pays. »

Article II

« Ceux qui ont fait des demandes de départ définitif du pays vers l’étranger, doivent aliéner leurs immeubles, avant la date du départ. L’aliénation doit être faite en faveur de l’État (...). Les immeubles appartenant aux personnes qui ont quitté frauduleusement le pays, ou aux personnes qui ne sont pas rentrées dans les délais légaux, deviennent propriété de l’État roumain sans aucun dédommagement (...) »

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Sur la qualité de « victime » du requérant

28.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tenant à ce que les faits nouveaux intervenus après le 21 mai 2002 entraîneraient, pour le requérant, la perte de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention.

29.  Le requérant invite la Cour à poursuivre l’examen de l’affaire. Il fait valoir qu’il a été privé de son bien et qu’à l’heure actuelle, il ne s’est toujours pas vu restituer la valeur du loyer pour la période pendant laquelle il a subi cette privation de propriété.

30.  La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Ludi c. Suisse du 15 juin 1992, série A no 238, p. 18, § 34). En l’espèce, le requérant ne se trouve pas, à l’heure actuelle, dans la même situation qu’au 9 mars 1995, date de sa mise en possession du bien immobilier en exécution du jugement du 28 juin 1994. En effet, bien qu’il ait eu gain de cause dans une action en revendication immobilière ultérieure, cela ne saurait en aucun cas effacer entièrement les conséquences de l’arrêt précité de la Cour suprême de justice pour la jouissance, par le requérant, de son droit de propriété. De surcroît, la Cour observe que les griefs du requérant ne se limitent pas à l’ingérence, par l’arrêt de la Cour suprême de justice dans son droit de propriété, mais concernent également la violation de l’article 6 § 1 de la Convention par ce même arrêt. Or il peut incontestablement se prétendre victime du fait de l’annulation d’une décision judiciaire définitive en sa faveur et du constat que les tribunaux n’étaient pas compétents pour examiner des actions en revendication, telles que celle qu’il avait introduite. Son impossibilité de porter à nouveau devant les tribunaux une telle action a persisté, en effet, pendant plusieurs années (cf. mutatis mutandis, arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 50).

31.  Dans ces circonstances, la Cour estime que le requérant peut toujours se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 34 de la Convention.

32.  Partant, il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

B.  Sur le grief tiré de l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention

33.  D’après le requérant, l’arrêt de la Cour suprême de justice a violé l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à Convention, qui dispose :

« Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. »

34.  Le requérant se plaint du fait que cet arrêt a justifié la confiscation de sa propriété en raison de son émigration vers la Suisse et de ce fait a porté atteinte à sa liberté de circulation.

35.  Le Gouvernement fait observer que la Cour suprême n’a examiné que la question de la compétence des juridictions judiciaires pour trancher les actions en revendication des biens nationalisés ou confisqués par l’État.

Il note également que la décision administrative de confiscation a été prise en 1979, bien avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, le 20 juin 1994, et que de ce fait le grief est incompatible ratione temporis avec les dispositions de la Convention.

36.  La Cour observe en premier lieu que le requérant a quitté la Roumanie en 1977 et que la confiscation a été décidée en 1979, avant la ratification de la Convention par la Roumanie. En outre, l’arrêt de la Cour suprême de justice n’a pas tranché le fond du litige et n’a pas statué la confiscation des biens du requérant.

Il s’ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

C.  Sur les autres griefs

37.  La Cour constate que les griefs concernant les violations alléguées de l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer cette partie de la requête recevable.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

38.  Selon le requérant, l’arrêt de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

39.  Dans son mémoire, le requérant fait valoir que le refus de la Cour suprême de justice, le 31 octobre 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et à l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice. En outre, il fait valoir que l’affirmation de la Cour suprême de justice, selon laquelle le requérant n’était pas propriétaire du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l’absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige.

40.  Le Gouvernement admet que le requérant s’est vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que de toute manière il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

41.  La Cour doit rechercher si l’arrêt du 31 octobre 1996 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

42.  Elle rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1, au motif que l’annulation d’un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

43.  La Cour considère que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour considère qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 31 octobre 1996 le principe de la sécurité des rapports juridiques et par-là, le droit du requérant à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

44.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication du requérant de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

45.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

46.  Le requérant se plaint que l’arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

47.  Le requérant estime que cet arrêt, jugeant que son immeuble appartenait à l’État et annulant le jugement définitif du 28 juin 1994, a constitué une privation de propriété, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique, et fait observer que ce n’est que le 21 mai 2002 qu’il s’est vu à nouveau confirmer son droit de propriété sur le bien en cause.

 

48.  Le Gouvernement souligne le fait que le requérant aurait pu bénéficier des mesures de réparation prévues par la loi no 112 de 1995, selon lesquelles les personnes qui se sont vu priver par l’État, en vertu d’un titre, de leurs biens immeubles à usage d’habitation, peuvent soit être rétablies dans leur droit de propriété, si elles occupent toujours le logement confisqué, soit se voir octroyer une indemnité.

49.  La Cour rappelle que le droit de propriété du requérant sur le bien en litige avait été établi par un jugement définitif du 28 juin 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. D’ailleurs, à la suite de ce jugement, le requérant a pu jouir de son bien en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, pendant une période de plus de deux ans.

Le requérant avait donc un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu précité, § 70).

50.  La Cour relève ensuite que l’arrêt de la Cour suprême de justice a annulé ce jugement définitif et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’État. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue, à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de priver M. Oprescu de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée. En outre, elle relève que le requérant s’est trouvé privé de la propriété du bien du 30 octobre 1996 au 21 mai 2002. La Cour ne saurait non plus ignorer les démarches entreprises par le requérant pour recouvrer la jouissance entière de sa propriété.

51.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre a été rompu et que le requérant a supporté une charge spéciale et exorbitante.

52.  Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu’il y a violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

53.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage matériel

54.  Le requérant sollicite une indemnisation correspondant à la privation de jouissance du bien litigieux pour la période entre 1978 et 2002 et les frais de remise en état des appartements, à savoir, selon son estimation, 75 952 dollars américains (« USD »).

55.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que l’octroi d’une somme au titre du dommage matériel serait injuste, puisque le requérant est déjà propriétaire du bien. Il estime que, de toute manière, la période pendant laquelle le requérant a été privé de son immeuble se situe entre la date de l’arrêt de la Cour suprême de justice et celle du dernier arrêt de la cour d’appel de Bucarest, et non à partir de la date de confiscation du bien. Compte tenu du fait que les appartements composant le bien étaient loués pendant ladite période, il considère que la valeur du bail est celle établie par l’expert désigné par le tribunal. Le Gouvernement s’oppose à l’octroi d’une somme pour le manque d’entretien de la maison, car n’ayant pas de connexité avec la violation alléguée par le requérant et en absence de toute preuve.

56.  La Cour estime que le requérant a incontestablement subi un préjudice matériel en relation directe avec la violation de l’article 1 du Protocole no 1 constatée en raison de la privation de la propriété subie. Par conséquent, la somme réclamée au titre de préjudice matériel ne peut être liée qu’à la privation de propriété subie par le requérant après l’arrêt de la Cour suprême de justice.

57.  La Cour note que le requérant n’a pu jouir de son bien qu’à la suite de l’arrêt du 21 mai 2002. Dès lors, pour la privation de propriété subie, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime qu’il y a lieu d’allouer au requérant 2 000 euros (« EUR ») à ce titre.

B.  Dommage moral

58.  Le requérant demande aussi, sans avancer de chiffre à cet égard, à être indemnisé pour le préjudice moral subi du fait de la souffrance incommensurable que lui aurait infligée la Cour suprême de justice en 1996, en le privant de son bien une deuxième fois, après qu’il eut réussi, en 1994, à mettre un terme à la violation de son droit par les autorités communistes.

59.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, en estimant qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu. De surcroît, le Gouvernement soutient qu’il serait contraire à la jurisprudence des tribunaux roumains d’accorder une indemnité pour perte d’usage et de jouissance au titre du dommage moral.

60.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits du requérant au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 1 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Frais et dépens

61.  Le requérant sollicite le remboursement de 5 880 USD, dont 2 880 USD à titre de frais de transport pour dix voyages en Roumanie afin de récupérer son bien, et 3 000 USD de frais de séjour.

62.  Le Gouvernement est d’accord pour rembourser les frais encourus, sur présentation des pièces justificatives.

63.  La Cour constate que le requérant n’a pas justifié ces frais. En conséquence, la Cour décide de n’allouer aucune somme à ce titre.

D.  Intérêts moratoires

64.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare recevables les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable le surplus de la requête ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

3  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

4  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

5.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) pour dommage matériel ;

b)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 000 EUR (mille euros) pour dommage moral ;

c)  que ces sommes sont à convertir en monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

6.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, les montants indiqués sous 5 a) et b) seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

T.L. Early J.-P. Costa
Greffier adjoint Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion concordante de Mme Mularoni.

OPINION CONCORDANTE DE Mme LA JUGE MULARONI

En principe je ne suis pas en faveur d’allouer aux requérants « en équité » des sommes au titre de dommage matériel.

Mais vu que la somme prévue dans cette affaire à ce titre est modeste, je peux me rallier à la décision d’allouer « en équité » au requérant 2 000 euros.