DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE POPESCU NASTA c. ROUMANIE

(Requête no 33355/96)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

7 janvier 2003

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Popescu Nasta c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 octobre 2000 et 10 décembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33355/96) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Calin Mircea Popescu Nasta (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 30 juillet 1996, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me M. Macovei, avocate à Bucarest. Le Gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la justice.

3.  Le requérant alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 7 février 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication était contraire à l’article 6 § 1 de la Convention. En outre, le requérant se plaint que cet arrêt a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 10 octobre 2000, la Cour (première section) a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  Le requérant est né en 1921 et réside à Bucarest.

10.  En 1940, A.W, tante du requérant, acheta un terrain sis à Bucarest, sur lequel elle édifia la même année un immeuble.

11.  En 1950, l’Etat prit possession de l’immeuble de A.W, en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne lui furent jamais notifiés.

12.  Par une lettre du janvier 1953, émanant d’une entreprise d’Etat, chargée d’administrer les logements d’Etat, A.W. fut informée qu’elle pouvait réintégrer son immeuble, car c’était par erreur que son immeuble avait été nationalisé.

13.  Par décision du 12 septembre 1959 du conseil des ministres ("Consiliul de ministri") l’immeuble fut de nouveau nationalisé, en vertu d’un décret non publié émanant de ladite autorité.

14.  Selon les informations fournies par le requérant, la maison est occupée depuis 1973 par le Musée national d’art.

A.  La première action en revendication

15.  En 1993, en tant que légataire universel de A.W, le requérant revendiqua par une action civile introduite devant le tribunal de première instance de Bucarest le bien susmentionné. L’intéressé fit valoir que l’immeuble n’avait pas été nationalisé en vertu du décret no 92/1950, mais confisqué en 1959, à la suite d’une décision du conseil des ministres.

16.  Par jugement du 3 novembre 1993, le tribunal releva que le décret no 92/1950 ne pouvait pas produire des effets juridiques concernant le bien revendiqué, car ce décret était contraire à la Constitution de 1948 en vigueur à l’époque. En tout état de cause, l’acte de nationalisation était nul, car il ne remplissait pas les conditions de fond et de forme exigées par la loi pour une telle privation de propriété. Le tribunal jugea que l’Etat occupait abusivement le bien en litige et que le propriétaire légal de ce bien était le requérant, et ordonna que le droit du requérant soit inscrit sur le registre foncier.

17.  Le Musée national d’art interjeta appel contre ce jugement, en faisant valoir, entre autres, que l’Etat avait acquis la propriété par l’effet de l’usucapion. Par décision du 24 octobre 1994, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’appel comme mal fondé. Il jugea que le décret no 92/1950 était contraire tant à la Constitution de 1948 qu’au code civil, et qu’en tout état de cause, la possession des biens litigieux par le Musée national d’art ne remplissait pas les conditions requises afin que ce dernier puisse se prévaloir de la prescription d’acquisition trentenaire.

18.  Le Musée national d’art forma un recours, qui fut rejeté par la cour d’appel de Bucarest le 8 février 1995. Le jugement du 3 novembre 1993 devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

19.  Dans un discours tenu en juillet 1994 dans la ville de Satu-Mare, le Président de la Roumanie demanda à l’administration de ne pas exécuter les décisions de justice dans lesquelles les tribunaux avaient conclu à la nullité des nationalisations de biens immobiliers sous le régime communiste.

20.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

21.  Par arrêt du 7 février 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 3 novembre 1993 et, sur le fond, rejeta l’action en revendication du requérant. Elle constata que l’Etat s’était approprié le bien en question en vertu du décret de nationalisation no 92/1950 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les juridictions. Par conséquent, le tribunal de première instance de Bucarest n’avait pu rendre son jugement, constatant que le requérant n’était le véritable propriétaire du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que, de toutes manières, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était approprié abusivement.

 

B.  Évolutions postérieures à l’arrêt de la Cour suprême de justice

22.  Le 20 mars 1996, le requérant forma une action à l’encontre du Musée national d’art, afin de faire constater la nullité de la décision de nationalisation de l’immeuble et de la liste annexée au décret no 92/50.

23.  Par jugement du 29 novembre 1996, le tribunal de première instance rejeta l’action du requérant comme mal fondée.

24.  Par décision du 11 juin 1997, le tribunal départemental de Bucarest fit droit à l’appel du requérant, cassa le jugement et renvoya l’affaire devant le tribunal de première instance.

25.  Analysant de nouveau le fond de l’affaire, le tribunal fit droit à la demande du requérant, le 5 février 1998, constata la nullité de la décision de nationalisation de l’immeuble et constata que le requérant était le vrai propriétaire de l’immeuble.

26.  Le Musée national d’art fit appel contre ce jugement, qui fut rejeté comme mal fondé par décision du 22 octobre 1998 du tribunal départemental de Bucarest.

27.  Le recours du Musée national d’art fut accueilli par arrêt du 7 octobre 1999 de la cour d’appel de Bucarest, déclarant irrecevable l’action du requérant, à défaut de demander la restitution du bien par la voie d’une action en revendication, et non par la voie d’une action en constatation.

28.  A une date non précisée, le requérant déposa une demande de restitution auprès de la commission administrative pour l’application de la loi no 112/1995 (ci-après « la commission administrative ») de Bucarest. Il a informé le greffe qu’il n’a jamais reçu de réponse à sa demande.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

EN DROIT

I.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT QUANT À L’APPLICABILITÉ DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

30.  Le Gouvernement estime que le grief concernant le droit à un tribunal indépendant et impartial est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

En particulier, il fait valoir que l’objet de l’action devant la Cour suprême de justice était une procédure extraordinaire et que, dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention ne trouve plus d’application en l’espèce.

31.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1, sous sa rubrique "civile", trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait "contestation" sur un "droit" que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. En outre, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (arrêts Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28 septembre 1995, série A no 327-A, p. 17, § 44, et Acquaviva c. France du 21 novembre 1995, série A no 333-A, p. 14, § 46).

Or en l’espèce, la Cour note que l’action du requérant avait un objet patrimonial et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux, et que la Cour suprême de justice s’est prononcée sur le fond du litige.

32.  Partant, il y a lieu de rejeter cette exception, l’article 6 de la Convention étant applicable en l’espèce.

II.  SUR LE FOND

A.  Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention concernant l’accès au tribunal et l’équité de la procédure

33.  D’après le requérant, l’arrêt du 7 février 1996 de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

34.  Dans son mémoire, le requérant fait valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal, garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice. En outre, il fait valoir que l’affirmation de la Cour suprême de Justice selon laquelle le requérant n’était pas propriétaire du bien en litige est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l’absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige.

35.  Dans ses premières observations devant la Cour, le Gouvernement admet que le requérant s’est vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que, de toute manière, il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

Lors de ses observations complémentaires, le Gouvernement conteste la thèse selon laquelle, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la présente affaire est similaire à l’affaire Brumărescu précitée. Il estime qu’en l’espèce, la Cour suprême a rejeté l’action en revendication du requérant au motif que les tribunaux avaient outrepassé leur compétence en analysant la constitutionnalité du décret no 92/50 par rapport à la Constitution en vigueur à ce moment-là. Dans ce cas, la Cour suprême devait casser le jugement définitif, car le jugement du tribunal de première instance était inacceptable du point de vue du droit roumain.

Il fait valoir que, même si les deux arrêts de la Cour suprême sont partiellement semblables, les conséquences quant à la violation de la Convention ne sont pas les mêmes.

Enfin le Gouvernement demande le rejet de l’affirmation du requérant, selon laquelle la présente affaire est similaire à l’affaire Brumărescu précitée, sur ce point.

36.  Le requérant estime que, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la présente affaire est similaire à l’affaire Brumărescu précitée et demande à la Cour de rejeter le raisonnement du Gouvernement. Il fait valoir que si la Cour Constitutionnelle n’était pas compétente pour analyser la constitutionnalité du décret no 92/50 en raison de son incompétence ratione temporis (la nouvelle Constitution a été adoptée en 1991), les tribunaux l’étaient.

Le requérant souligne que le raisonnement de la Cour suprême de justice pour accueillir le recours en annulation et casser le jugement définitif était le même que celui dans l’affaire Brumărescu précitée, à savoir le refus de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication.

37.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 7 février 1996 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

38.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant sur une revendication immobilière enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

La Cour note que, dans la présente affaire, la motivation de la Cour suprême, à savoir le refus de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner une action en revendication au motif que les tribunaux n’étaient pas compétents pour apprécier la constitutionnalité d’une loi de 1950, a les mêmes conséquences quant au défaut d’accès à un tribunal que la motivation de l’affaire Brumărescu précitée.

39.  La Cour estime donc que la présente affaire est similaire à l’affaire Brumărescu précitée sur ce point.

Dès lors, la Cour considère qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile, régissant le recours en annulation ainsi qu’il était rédigé à l’époque des faits, la Cour suprême de justice a méconnu le principe de la sécurité des rapports juridiques et par là, le droit du requérant à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

40.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication du requérant de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

41.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention concernant l’impartialité et l’indépendance des tribunaux internes

42.  Le requérant se plaint que, devant la Cour suprême de Justice, sa cause n’a pas été jugée par un tribunal « indépendant et impartial ».

Il fait remarquer d’abord que le Président de la Roumanie avait déclaré dans un discours tenu dans la ville de Satu-Mare, en juillet 1994, que les décisions judiciaires ordonnant la restitution des biens nationalisés pour cause d’illégalité ne devraient pas être exécutées et que ce discours a déterminé un changement d’attitude des juges de la Cour suprême de justice, qui ont accueilli les recours en annulation. Il ajoute que les trois juges qui ont fait droit au recours en annulation avaient voté en faveur du changement de la jurisprudence de la Cour suprême de justice.

Quant à l’autorité du procureur général, le requérant fait référence à l’affaire Vasilescu c. Roumanie (arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III), dans laquelle la Cour a décidé que le ministre de la justice exerce son contrôle sur tous les membres du ministère public, y compris le procureur général, et qu’en conséquence, ce dernier n’est pas indépendant vis-à-vis de l’exécutif.

43.  Concernant l’indépendance des magistrats, le Gouvernement, invoquant les affaires Piersack c. Belgique (arrêt du 1er octobre 1982, série A no 53) et Campbell et Fell c. Royaume Uni (arrêt du 28 juin 1984, série A no 80), estime que les magistrats doivent jouir d’un statut légal ou constitutionnel propre à les prémunir contre les pressions extérieures et que ce statut s’apprécie par rapport à plusieurs éléments : la durée du mandat, l’inamovibilité et l’impossibilité de révocation discrétionnaire.

Le Gouvernement estime que les déclarations du Président doivent être considérées comme une prise de position sur un problème d’actualité à cette date en Roumanie, et qu’elles n’ont aucune valeur contraignante pour les juges de la Cour suprême de justice.

Quant à l’impartialité, le Gouvernement affirme qu’il y a lieu de distinguer entre l’impartialité subjective et objective et invoque l’arrêt Piersack précité. Il estime qu’aucun lien de causalité entre le discours du Président et la décision de la Cour suprême ne saurait être retenu. D’ailleurs, la raison pour laquelle la Cour suprême a annulé un jugement définitif favorable au requérant n’était pas l’incompétence des tribunaux pour trancher une action en revendication d’un immeuble nationalisé en 1950, mais l’impossibilité pour un tribunal d’apprécier la constitutionnalité d’une loi par rapport à une Constitution qui n’est plus en vigueur. Il affirme que le discours du Président ne faisait aucune référence à ce sujet et, en conséquence, aucun manque d’indépendance et d’impartialité ne pourrait être retenu en l’espèce.

44.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 7 février 1996 a été rendu par un tribunal qui peut passer pour « indépendant et impartial », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

La Cour note que les déclarations du Président de la Roumanie, sans doute critiques à l’égard du pouvoir judiciaire, s’adressaient en premier lieu à l’administration chargée d’exécuter les décisions de justice et non pas aux tribunaux. Or, rien ne permet à la Cour de conclure qu’en l’espèce, ses déclarations auraient influencé les juges de la Cour suprême qui ont statué dans l’affaire du requérant.

Quant à l’obligation faite aux juges de se conformer à la jurisprudence établie par les sections réunies de la Cour suprême de justice, la Cour rappelle que « la réunion des chambres ou sections d’une juridiction a pour but de conférer une autorité particulière aux décisions de principe les plus importantes que cette juridiction est appelée à rendre. Cette autorité particulière - s’agissant, comme en l’espèce, d’une cour suprême - s’impose aux sections isolées de cette juridiction comme aux juridictions inférieures, sans pour autant porter atteinte à leur droit et à leur devoir d’examiner en toute indépendance les cas concrets qui leur sont soumis » (voir l’affaire Pretto c. Italie, requête no 7984/77, décision de la Commission du 11 juillet 1979, Décisions et Rapports (DR) 16, p. 93).

La Cour rappelle que les critères pour apprécier l’indépendance d’un tribunal sont : l’indépendance à l’égard de l’exécutif comme des parties, le mode de désignation, la durée du mandat, les garanties contre des pressions, l’apparence d’indépendance (voir l’arrêt Kadubec c. Slovaquie, du 2 septembre 1998, Recueil 1998 - VI, § 56).

La Cour rappelle qu’aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, essayant de déterminer la conviction personnelle de tel juge en telle occasion, et aussi, selon une démarche objective, amenant à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, entre autres, Revoldini et autres c. Luxembourg (déc.), no 50595/99, 18 janvier 2001 ; Didier c. France, (déc.), no 58188/00, du 27 août 2002, et l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030-1031, § 58).

Pour ce qui est de l’affirmation du requérant, selon laquelle le procureur général ne serait pas indépendant par rapport à l’exécutif, la Cour note que même si le recours en annulation a été déclenché par le procureur général, l’arrêt de la Cour suprême a été rendu par des juges.

Par conséquent, la Cour estime que le fait que trois juges ayant tranché l’affaire du requérant avaient voté auparavant en faveur du changement de jurisprudence de la Cour suprême de justice ne porte pas atteinte à l’indépendance et l’impartialité du tribunal, consacrées par l’article 6 § 1 de la Convention.

45.  Dès lors, il n’y pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

C.  Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole No 1 à la Convention

46.  Le requérant se plaint que l’arrêt du 7 février 1996 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

47.  Le requérant estime que l’arrêt de la Cour suprême de justice, jugeant que son immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 3 novembre 1993, a constitué une privation de propriété, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique.

48.  Le Gouvernement estime que l’arrêt de la Cour suprême de justice visait un but légitime (le respect des normes procédurales et le jugement uniforme du problème des maisons nationalisées) et que l’ingérence ne peut pas passer pour disproportionnée au regard de la jurisprudence des organes de la Convention. En conclusion, le Gouvernement roumain prie la Cour de déclarer qu’il n’y a eu aucune violation de l’article 1.

49.  La Cour rappelle que le droit de propriété du requérant sur le bien en litige avait été établi par jugement du 3 novembre 1993, devenu définitif le 8 février 1995, et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. D’ailleurs, le requérant a pu jouir de son bien, en tant que propriétaire légitime, du 8 février 1995 (date de l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest) jusqu’au 7 février 1996 ( date de l’arrêt de la Cour suprême de justice).

Le requérant avait donc un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir arrêt Brumărescu précité, § 70).

50.  La Cour relève ensuite que l’arrêt de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 3 novembre 1993 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée.

La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de justice du 7 février 1996 a eu pour effet de priver le requérant de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, alors il y a eu ingérence dans le droit de propriété du requérant (voir Brumărescu précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée. En outre, elle relève que le requérant se trouve privé de la propriété du bien depuis maintenant plus de six ans sans avoir perçu d’indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci, et que les efforts déployés par lui pour en recouvrer la propriété sont à ce jour demeurés vains.

51.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu a été rompu et que le requérant a supporté et continue de supporter une charge spéciale et exorbitante.

52.  Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu’il y a violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

 

 

D.  Sur l’application de l’article 41 de la Convention

53.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1.  Dommage matériel

54.  A titre principal, le requérant sollicite la restitution du bien litigieux. Il entend recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur actuelle de son bien, à savoir, selon le rapport d’expertise soumis à la Cour, 1 405 796 dollars américains (« USD »), soit 1 438 154 euros (« EUR »).

55.  Le Gouvernement n’est pas d’accord avec les conclusions de l’expertise fournie par le requérant et estime que le montant maximum qui pourrait être octroyé est de 868 500 USD, soit 888 491 EUR représentant, selon le rapport d’expertise qu’il a produit devant la Cour, la valeur marchande de l’immeuble.

56.  La Cour estime, dans les circonstances de l’espèce, que la restitution du bien litigieux, telle qu’ordonnée par le jugement définitif du tribunal de première instance de Bucarest du 3 novembre 1993, placerait le requérant autant que possible dans une situation équivalant à celle où il se trouverait, si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues.

57.  A défaut pour l’Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu’il devra verser au requérant, pour dommage matériel, la valeur actuelle du bien.

58.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l’important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

59.  Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle du bien à 900 000 EUR.

60.  Le requérant demande aussi 6 000 USD, soit 5 992 EUR pour chaque mois, à partir du 7 février 1996 jusqu’à la date de l’arrêt de la Cour, à titre de défaut de jouissance. Dans ses dernières observations soumises à la Cour, le requérant invoque la jurisprudence créée par l’affaire Surpaceanu c. Roumanie (no 32260/96, arrêt du 21 mai 2002) où la Cour aurait alloué une indemnité pour le défaut de jouissance subi par les requérants.

61.  Le Gouvernement demande à la Cour de rejeter cette prétention, car le requérant n’a pas prouvé qu’il aurait loué l’immeuble et estime qu’en tout état de cause ce montant est exagéré. Enfin, il estime que le rapport d’expertise fourni par le requérant ne contient qu’une vague référence à des annonces publicitaires et des agences immobilières.

62.  Quant à ce grief, la Cour rappelle que, dans l’affaire Surpaceanu précitée (§§ 54-56) la Cour a décidé d’allouer en équité aux requérants, qui s’étaient vu restituer leur immeuble, une somme pour la privation de propriété subie et non pour le défaut de jouissance qu’ils auraient subi. Dans une autre affaire, Anghelescu c. Roumanie ( no 29 411/95, arrêt du 9 avril 2002, §§ 75-77) le requérant a réclamé une somme d’argent au titre du défaut de jouissance, et la Cour a décidé de lui allouer, en équité, une somme pour la privation de propriété subie.

En l’espèce, le grief principal du requérant était la restitution du bien et, en cas de non-restitution, l’octroi d’une somme correspondante à la valeur du bien. Dans ses observations sur l’article 41, le requérant demande également une somme pour le défaut de jouissance.

La Cour note qu’elle ne saurait allouer aucune somme à ce titre, compte tenu du fait qu’elle a ordonné, comme réparation au titre de l’article 41 de la Convention, la restitution du bien. En l’occurrence, la Cour pourrait tenir compte de la privation de propriété subie par le requérant à l’occasion de la réparation du préjudice moral.

2.  Dommage moral

63.  Le requérant sollicite aussi 300 000 USD, soit 323 273 EUR pour le préjudice moral subi du fait de la souffrance « grave, insupportable et incommensurable » que lui aurait infligée la Cour suprême de justice en 7 février 1996, en le privant de son bien une deuxième fois, après qu’il eut réussi, en 1993, à mettre un terme à la violation de son droit par les autorités communistes. Dans ses observations complémentaires, le requérant a majoré le montant dû au titre de préjudice moral d’une somme de 16 000 EUR.

64.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, estimant qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu. Il considère que les souffrances psychiques du requérant n’ont pas été prouvées, ni le lien de causalité entre ces souffrances et les violations constatées.

Quant à la durée des souffrances morales, le Gouvernement souligne que le requérant n’était pas propriétaire de l’immeuble au moment de la nationalisation et qu’il ne peut pas se prétendre victime de façon continue d’une violation de la Convention pendant vingt-cinq ans.

65.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits du requérant au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 15 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

3.  Frais et dépens

66.  Le requérant sollicite le remboursement de 10 425 USD, soit 10 310 EUR, qu’il ventile comme suit ;

a)  6 900 USD, soit 6 824 EUR, pour les frais des procédures internes liées à ses efforts pour se voir rétablir dans son droit de propriété entre 1993 et 1995 (honoraires d’avocat et frais divers) ;

b)  3 525 USD, soit 3 486 EUR, à titre d’honoraires pour le travail accompli par son avocat dans la procédure devant la Cour, tant sur le fond que sur la question de la satisfaction équitable et des frais occasionnés par l’expertise d’évaluation de l’immeuble.

67.  Le Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement des frais encourus, sur présentation des pièces justificatives.

68.  La Cour observe que le requérant a produit des justificatifs d’un montant de 538 EUR (l’expertise d’évaluation de l’immeuble) et 985 EUR (honoraires d’avocat).

La Cour décide d’allouer au requérant 1 523 EUR à ce titre.

4.  Intérêts moratoires

69.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette l’exception ratione materiae du Gouvernement et dit que l’article 6 de la Convention est applicable en l’espèce ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

4.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, du fait du manque allégué d’indépendance et de partialité des tribunaux internes ;

5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

 

6.  Dit que l’Etat défendeur doit restituer au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, l’immeuble litigieux et le terrain sur lequel il est sis ;

7.  Dit qu’à défaut d’une telle restitution, l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les mêmes trois mois, 900 000 EUR (neuf cent mille euros), pour dommage matériel à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

8.  Dit que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention les sommes suivantes, à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i)  15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral ;

ii)  1 523 EUR (mille cinq cent vingt-trois euros) pour frais et dépens.

9.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, les montants indiqués sous 7 et 8 i) et ii) seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président