DEUXIÈME SECTION

 

 

 

AFFAIRE NAGY c. ROUMANIE

(Requête no 32268/96)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

26 novembre 2002

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nagy c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32268/96) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Zoltan Nagy (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 28 mai 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea.

3.  Le requérant alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 15 décembre 1995, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication était contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, le requérant se plaint que cet arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant, ressortissant roumain né en 1930, est domicilié à Arad, Roumanie.

9.  En 1936, les parents du requérant achetèrent une maison sise à Arad.

10.  En 1967, l’Etat prit possession de la propriété (maison composée de cinq appartements) des parents du requérant, en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette expropriation ne furent jamais notifiés aux parents du requérant. Ceux-ci furent néanmoins autorisés à rester dans l’un des appartements (l’appartement no 5) de la maison, en tant que locataires de l’Etat.

11.  En 1975 le requérant, en tant que locataire, acheta à l’Etat l’appartement no 5, qu’il habite aujourd’hui.

A.  Action en revendication de propriété

12.  En 1993, le requérant introduisit, en sa qualité d’unique héritier, une action visant à faire constater la nullité de la nationalisation de la maison de ses parents et, par conséquent, à modifier les inscriptions sur le registre foncier « cartea funciară ». Il faisait valoir que c’était par erreur que l’immeuble avait été nationalisé en vertu du décret no 92/1950, car ses parents étaient retraités au moment de la nationalisation et l’argent qu’ils percevaient en vertu du contrat de location était destiné au paiement des impôts.

13.  Par jugement du 23 novembre 1993, le tribunal de première instance releva que c’était par erreur que la propriété des parents du requérant avait été nationalisée en application du décret no 92/1950, car ils faisaient partie d’une catégorie de personnes que ce décret excluait de la nationalisation et que les revenus perçus en vertu du contrat de location n’étaient pas des revenus résultant de « l’exploitation » comme ledit décret le prévoyait. Le tribunal constata ensuite que le requérant était l’unique héritier de ses parents et ordonna au service du livre foncier d’Arad d’effacer les inscriptions concernant le droit de propriété de l’Etat sur l’immeuble en cause et d’inscrire le droit de propriété du requérant.

14.  L’appel de l’entreprise gérante des logements d’Etat, « RALL » Arad, fut rejeté par le tribunal départemental d’Arad le 24 mai 1994, au motif que ladite entreprise n’avait pas qualité pour déclarer l’appel et que le conseil municipal d’Arad était le seul qui aurait pu le déclarer. En l’absence de recours, le jugement devint définitif (et « irrévocable »), ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

15.  Selon les affirmations du requérant, il prit possession de l’immeuble ainsi qu’il ressort d’un procès-verbal du 25 juillet 1994, dressé en présence du requérant et d’un représentant de RALL.

16.  A une date non précisée, le Procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

L’audience devant la Cour suprême fut fixée au 15 décembre 1995.

17.  Le requérant demanda le rejet du recours en annulation. Il faisait valoir que l’acte de nationalisation de la propriété contrevenait aux dispositions du décret no 92/1950, et que les juridictions n’avaient pas outrepassé leur compétence en examinant la légalité de l’application dudit décret. Enfin, le requérant se prévalait de l’article 21 de la Constitution roumaine de 1991 garantissant le libre accès à la justice sans aucune limite.

18.  Par arrêt du 15 décembre 1995, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement définitif du 23 novembre 1993 et, sur le fond, rejeta l’action en revendication du requérant. Elle constata que l’Etat s’était approprié le bien en question en vertu du décret de nationalisation no 92/1950 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. Par conséquent, le tribunal de première instance d’Arad n’avait pu rendre son jugement constatant que le requérant n’était le véritable propriétaire du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif.

19.  L’arrêt de la Cour suprême de justice fut rédigé le 4 janvier 1996. Il ne ressort pas du dossier à quelle date le requérant en prit connaissance.

B.  Développements postérieurs à l’arrêt de la Cour suprême de justice

20.  Le 31 juillet 1996, le requérant, qui figurait toujours comme propriétaire sur le registre foncier, vendit quatre des cinq appartements de l’immeuble aux époux S. (appartements nos 1 à 4). Le droit de propriété de ces derniers fut inscrit sur le registre foncier le 1er août 1996.

21.  Le 19 septembre 1996, la société d’Etat R. reprit de RALL l’administration des logements d’Etat. En cette qualité, elle informa le requérant qu’eu égard à l’arrêt du 15 décembre 1995 de la Cour suprême de justice, l’Etat était à nouveau propriétaire de l’immeuble et que le procès-verbal du 25 juillet 1994 n’était plus valable.

22.  En 1998, l’Etat demanda devant le tribunal de première instance d’Arad l’inscription de son droit de propriété sur le registre foncier. Par jugement du 3 novembre 1998 sa demande fut satisfaite provisoirement dans l’attente du paiement de la taxe de timbre. L’Etat aurait du payer la taxe de timbre dans un délai de quinze jours de la date de sa demande d’inscription.

23.  Les appels du requérant et des époux S. furent rejetés par décision du 21 janvier 1999 du tribunal départemental d’Arad comme mal fondés. Le motif du rejet était le caractère provisoire de l’inscription sur le registre foncier faite en faveur de l’Etat, inscription qui avait été rayée à défaut de paiement de la taxe de timbre telle qu’imposée par les lois en vigueur et, par conséquent, l’absence de signification de cette inscription provisoire.

24.  Les recours du requérant et des époux S. furent aussi rejetés par la cour d’appel de Timişoara par arrêt du 12 mai 1999 pour défaut de paiement de la taxe de timbre prévue par la loi.

Ainsi aucune modification ne fut enregistrée sur le registre foncier.

25.  Selon les données existantes sur le registre foncier, le 15 mars 1999, le requérant inscrit sur le registre foncier son droit de propriété sur l’appartement no 5 en vertu du contrat de vente conclu en 1975.

26.  En 1999, la société « RECONS » S.A. introduisit une nouvelle demande en inscription du droit de propriété de l’Etat sur le registre foncier, conformément à la décision de la Cour suprême de justice du 15 décembre 1995. Par décision du 26 février 1999, le tribunal de première instance d’Arad admit l’action pour ce qui était l’appartement no 5 de l’immeuble et rejeta l’action pour le reste de l’immeuble, c’est-à-dire pour les appartements nos 1 à 4 qui avaient été vendus par le requérant aux époux S. La motivation était que l’arrêt de la Cour suprême de justice n’était pas opposable aux époux S. et que, de plus, le contrat de vente fait en faveur de ceux-ci n’avait pas été annulé.

27.  Le conseil local de la ville d’Arad forma un appel contre ledit jugement. Par décision du 23 mai 2000, le tribunal départemental d’Arad rejeta l’appel, au motif que l’Etat n’aurait pu obtenir la rectification sur le registre foncier pour les appartements nos 1 à 4 que dans un délai de trois ans à compter du moment de l’enregistrement de la demande du requérant d’inscription de son droit de propriété en vertu de la décision du tribunal départemental d’Arad du 24 mai 1994.

28.  Le recours du conseil local contre la décision du tribunal départemental fut également rejeté par arrêt du 19 septembre 2000 de la cour d’appel de Timişoara, comme mal fondé. La Cour considéra que l’arrêt de la Cour suprême de justice n’était pas opposable aux époux S., le contrat de vente fait en faveur de ceux-ci étant valable, donc les acheteurs sont propriétaires. En conséquence, le jugement du 26 février 1999, par lequel l’Etat redevint propriétaire sur l’appartement no 5, devint définitif.

 

C.  Action en annulation du contrat de vente conclu le 31 juillet 1996 entre le requérant et les époux S., portant sur les appartements nos 1 à 4 

29.  A une date non précisée, le conseil local d’Arad forma une action en annulation du contrat conclu le 31 juillet 1996 entre le requérant et les époux S., au motif qu’au moment de la conclusion dudit contrat, le requérant n’était plus propriétaire de la maison, à la suite de l’arrêt de la Cour suprême de justice, qui annulait les décisions favorables au requérant. Les locataires de l’immeuble (locataires de l’Etat) firent une demande d’intervention.

30.  Par jugement du 5 juillet 2001, le tribunal de première instance d’Arad rejeta l’action du conseil comme mal fondée et également la demande d’intervention.

31.  Par décision du 31 novembre 2001, le tribunal départemental d’Arad rejeta le recours du conseil et des intervenants comme mal fondé, au motif qu’au moment de la conclusion du contrat de vente, le requérant était propriétaire de la maison, car il figurait toujours ayant cette qualité sur le livre foncier.

32.  Le conseil et les intervenants formèrent un recours contre ladite décision, mais par procès-verbal des débats d’audience du 9 avril 2002, la cour d’appel de Timişoara, à la suite de la notification faite par le requérant en vertu de la loi no 10/2001, décida de surseoir à statuer.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

33.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

A.  Le décret-loi no 115/1938 concernant les livres fonciers

34.  Les dispositions pertinentes du décret, dans sa rédaction en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :

Article 17

« Les droits réels sur les immeubles peuvent être acquis si entre vendeurs et acheteurs il y a accord en ce sens et ladite constitution ou transmission du droit est inscrite sur le livre foncier. »

 

 

Article 34

« La rectification d’un livre foncier peut être demandée par toute personne intéressée : (...) 1. si le titre en vertu duquel l’inscription se ferait n’était pas valable (...) »

Article 36

« L’action en rectification, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible à l’encontre de celui qui a obtenu la propriété (...) »

Article 37

« Quand l’action en rectification demandée sur la base de l’article 34 § 1 est introduite à l’encontre d’un tiers de bonne foi, elle peut être introduite dans un délai de trois ans à partir de l’enregistrement de la demande d’inscription dont la rectification est demandée. »

B.  La loi no 7/1996 portant sur le cadastre et la publicité immobilière

Article 36

« Toute personne intéressée peut demander la rectification des inscriptions sur le livre foncier, si une décision définitive a décidé :

(...) 4. que l’inscription dans le livre foncier n’était plus en concordance avec la situation actuelle de l’immeuble. »

Article 37

«  L’action en rectification d’une inscription sur le livre foncier, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible. »

Article 59

« Les actes juridiques translatifs ou constitutifs de propriété, rédigés avant l’entrée en vigueur de la présente loi et qui n’ont été pas inscrits sur le livre foncier ou sur le registre des transcriptions, ont les mêmes effets qu’elles avaient au moment de leur inscription selon le régime juridique existent au moment de leur conclusion. »

 

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Sur l’exception tenant à la perte de la qualité de victime

35.  D’après le Gouvernement, les faits nouveaux intervenus après le 15 décembre 1995, date de la décision de la Cour suprême de justice, entraînent, pour le requérant, la perte de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention.

36.  En ce qui concerne les appartements nos 1 à 4, le Gouvernement estime que le requérant a perdu cette qualité, dans la mesure où il les a vendus après l’arrêt de la Cour suprême de justice, mais avant que l’Etat ne demande l’inscription de son droit de propriété dans le délai prévu par la loi.

37.  Pour ce qui est de l’appartement no 5, le Gouvernement estime que le requérant n’a jamais été victime d’une quelconque violation de la Convention, compte tenu de ce qu’il est et a toujours été - depuis 1975 - propriétaire de cet immeuble en vertu du contrat d’achat no 834 conclu le 16 juin 1975.

38.  Le Gouvernement roumain invite par conséquent la Cour à constater que le requérant ne peut pas se considérer victime d’une violation de la Convention.

39.  Le requérant prie la Cour de poursuivre l’examen de l’affaire. Il fait valoir qu’il a été privé de son bien et qu’à l’heure actuelle, il est assigné en justice par l’Etat roumain pour l’annulation du contrat de vente fait par lui en 1996 en faveur des époux S. Il demande à la Cour de lui octroyer un dédommagement pour le préjudice moral subi pendant les procédures en restitution de l’immeuble.

Il rappelle que même actuellement, son titre de propriété (le contrat de vente du 1975), n’est pas bien défini en raison de l’arrêt de la Cour suprême de justice du 15 décembre 1995, qui lui est toujours opposable.

40.  La Cour note qu’en ce qui concerne les appartements nos 1 à 4, le requérant a perdu la qualité de victime, car il les a vendus aux époux S. après l’arrêt de la Cour suprême de justice, mais avant que l’Etat ne demande l’inscription de son droit de propriété.

La Cour estime en conséquence que le requérant a perdu la qualité de victime pour ce qui est des appartements nos 1 à 4.

Partant, il y a lieu d’accueillir l’exception du Gouvernement pour ce qui est des appartements nos 1 à 4.

41.  En conséquence, en vertu des articles 29 § 1, 34 et 35 §§ 3 et 4 de la Convention, la Cour déclare la requête irrecevable comme étant incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention les griefs du requérant concernant les appartements nos 1 à 4.

42.  Quant à la situation juridique de l’appartement no 5, la Cour note que l’arrêt de la Cour suprême de justice du 15 décembre 1995 est toujours opposable au requérant, même s’il détient le bien en vertu d’un titre de 1975. La Cour observe aussi que, même si le Gouvernement affirme que le requérant est propriétaire en vertu du contrat de vente conclu en 1975, le conseil municipal d’Arad a obtenu un arrêt du 19 septembre 2000, selon lequel l’Etat est redevenu le propriétaire de l’appartement no 5.

43.  Dans ces circonstances, la Cour estime que le requérant peut toujours se prétendre victime d’une violation de la Convention, au sens de l’article 34 de la Convention pour ce qui est de l’appartement no 5.

44.  Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement concernant la qualité de victime du requérant à cet égard.

B. Sur le caractère manifestement mal fondé de la requête

45.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention pour ce qui est des griefs concernant l’appartement no 5. La Cour considère que ces griefs doivent faire l’objet d’un examen au fond. Il convient donc de déclarer la requête recevable quant aux griefs du requérant concernant l’appartement no 5.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L’ACCÈS AU TRIBUNAL ET L’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE

46.  D’après le requérant, l’arrêt du 15 décembre 1995 de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

47.  Dans son mémoire, le requérant fait valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal, garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et par l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice. En outre, il fait valoir que l’affirmation de la Cour suprême de justice, selon laquelle il n’était pas propriétaire du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l’absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige.

48.  Le Gouvernement n’a soumis aucune observation sur ce point.

49.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 15 décembre 1995 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

50.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1, au motif que l’annulation d’un arrêt définitif était contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

51.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du code de procédure civile régissant dans sa rédaction alors en vigueur le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 15 décembre 1995 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit du requérant à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

52.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication du requérant de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

53.  Le requérant se plaint que l’arrêt du 15 décembre 1995 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».

54.  Le requérant estime que l’arrêt de la Cour suprême de justice du 15 décembre 1995, jugeant que sa propriété appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 23 novembre 1993, a constitué une privation de son droit au respect de ses biens, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique.

Il ajoute qu’à cette époque il ne peut pas être sûr que l’Etat ne reprenne pas la possession de son bien.

55.  Pour ce qui est de l’appartement no 5, le Gouvernement estime que le requérant n’a jamais été victime d’une quelconque violation de la Convention, dans la mesure où il est et a toujours été - depuis 1975 - le propriétaire, en vertu du contrat de vente du 16 juin 1975.

56.  La Cour doit chercher s’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention sur ce point.

57.  La Cour observe que le droit de propriété du requérant sur le bien en litige avait été établi par un arrêt définitif du 24 mai 1994 du tribunal départemental d’Arad et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. De plus, le requérant avait un autre titre sur le bien en cause, depuis 1975, en vertu d’un contrat de vente fait par l’Etat en sa faveur, titre qui n’a jamais été annulé.

Le requérant avait donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir arrêt Brumărescu, § 70).

58.  La Cour relève ensuite que l’arrêt de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 23 novembre 1993 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat.

Même si ledit arrêt n’a fait aucune référence au contrat de vente fait en 1975, la Cour considère que cette situation est sinon identique du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée.

59.  Elle estime que cette privation de propriété doit être analysée pour la période entre le 15 décembre 1995, date de l’arrêt de la Cour suprême de justice et le 15 mars 1999, date de l’inscription du droit de propriété du requérant sur le registre foncier (cf. ci-dessus § 25).

La Cour considère que, même si le requérant avait déjà un autre titre de propriété, l’arrêt de la Cour suprême a annulé un jugement définitif, ordonnant la restitution du bien après sa nationalisation jugée illégale.

60.  La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de justice a créé une ingérence dans l’exercice de son droit à la propriété. Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement défendeur à cette situation.

61.  En outre, la Cour relève que même si le requérant a acheté l’appartement à l’Etat en 1975, l’arrêt de la Cour suprême de justice lui est toujours opposable et que, même si son droit est inscrit sur le registre foncier, l’existence d’un autre titre de l’Etat sur le même bien ne peut pas être ignorée.

62.  La Cour relève que cette situation rend précaire le droit de propriété du requérant, car, en raison de l’existence de deux titres sur le même immeuble (le contrat de vente conclu en 1975 et l’arrêt de la Cour suprême de justice), il ne sait s’il peut disposer librement de son appartement.

La Cour ne saurait non plus ignorer les démarches entreprises par la suite par le requérant pour recouvrer la jouissance entière de sa propriété, en particulier celles ayant trait aux procédures de rectification des inscriptions sur le registre foncier.

En l’occurrence, la Cour estime que cette situation est comparable à l’existence d’un permis d’exproprier. Elle rappelle que la Cour a décidé que seule la délivrance d’un tel permis « plonge » le droit de propriété souvent dans l’incertitude et que cette mesure peut rompre le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général (voir Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, §§ 71-73).

63.  La Cour considère que, dans la présente affaire, le requérant a dû supporter une charge exorbitante. Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

65.  Le requérant demande à la Cour de se voir rétablir le droit de propriété sur son bien.

66.  Le Gouvernement soutient que le fait que l’obtention du bien constitue la principale demande du requérant dans la procédure devant la Cour et qu’il ne demande pas une satisfaction de nature pécuniaire à la place du bien, n’implique pas l’octroi de dédommagements pour le préjudice matériel.

67.  La Cour note que la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention est liée à la privation de propriété subie entre la date de l’arrêt de la Cour suprême de justice (15 décembre 1995) et la date à laquelle le requérant a inscrit son droit de propriété sur le livre foncier (15 mars 1999).

68.  La Cour observe que le requérant ne demande que la restitution du bien. Elle estime qu’aucune somme ne saurait être allouée au requérant en liaison directe avec la violation constatée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, car il n’a pas prouvé l’existence d’un préjudice matériel en découlant. Elle relève que le requérant a toujours habité l’appartement no 5 de la maison et n’a pas subi d’éventuel défaut de jouissance.

69.  Dès lors, la Cour décide de n’allouer au requérant aucune somme à ce titre.

B.  Dommage moral

70.  Le requérant demande à la Cour de condamner l’Etat à lui payer 1 milliard de lei roumains, soit 35 029, 95  euros (« EUR ») pour le préjudice moral subi du fait de la souffrance « nerveuse » que la Cour suprême de justice lui aurait infligée par sa décision du 15 décembre 1995 et en raison des conséquences de cette décision. Il soutient que le préjudice est dû aux actions formées par l’Etat afin d’inscrire son droit de propriété sur le livre foncier et à l’action en annulation du contrat de vente fait par lui en 1996 en faveur des époux S. Il y ajoute également la mort de son épouse. Tout cela aurait contribué à la détérioration de son état de santé, notamment à de graves problèmes cardiaques, compte tenu de son âge avancé.

71.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, en estimant qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu.

72.  La Cour note que le requérant a incontestablement subi un préjudice moral en relation directe avec les violations de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qu’elle a constaté.

La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits du requérant au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 5000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Frais et dépens

73.  Le requérant sollicite le remboursement des frais et dépens occasionnés par les procédures internes, d’un montant de 15 millions lei, soit 460 EUR, en présentant des justificatifs.

74.  Le Gouvernement se déclare prêt à rembourser les frais et dépens justifiés par le requérant et qui sont liés à la procédure interne ou à la procédure devant les organes de la Convention.

75.  La Cour, conformément à sa jurisprudence, recherchera si les frais et dépens dont le remboursement est réclamé ont été réellement et nécessairement encourus pour prévenir ou redresser la situation jugée constitutive d’une violation de la Convention et s’ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, par exemple, l’arrêt Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 62, CEDH 1999-VIII).

76.  Compte tenu des justificatifs fournis et de ce que les procédures relatives aux violations de la Convention constatées se déroulent depuis 1995, la Cour alloue à l’intéressé 400 EUR à ce titre.

D.  Intérêts moratoires

77.  La Cour considère que le taux annuel des intérêts moratoires doit être basé sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête irrecevable quant aux griefs concernant les appartements nos 1 à 4 ;

2.  Déclare la requête recevable quant aux griefs concernant l’appartement no 5 ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

6.  Dit que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i.  5000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral ;

ii.  400 EUR (quatre cents euros) pour frais et dépens.

7.  Dit que les montants indiqués sous 6 sera à majorer d’un intérêt simple à un taux équivalant au taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

 

8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

T.L. Early J.-P. Costa
Greffier adjoint Président