DEUXIÈME SECTION

 

 

 

AFFAIRE MATEESCU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requête no 30698/96)

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

22 octobre 2002

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mateescu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30698/96) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet Etat, M. Mircea Mateescu, Mme Maria Mateescu et Mme Lully Georgeta Bianco (« les requérants ») ont saisis la Commission en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  Les requérants se plaignent en particulier du refus de la Cour suprême de justice, par son arrêt du 28 mai 1995, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l’exception d’inconstitutionnalité qu’ils avaient soulevée, qu’ils estiment contraires à l’article 6 de la Convention. En outre, les requérants se plaignent que ledit arrêt a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  La Cour a déclaré la requête recevable le 6 juin 2000.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  Les requérants sont des ressortissants roumains nés respectivement en 1960, 1933 et 1935. Les requérantes habitent à Bucarest, tandis que le requérant réside à Paris.

10.  En 1942, E.M. et G.M., dont les requérants avaient hérité, achetèrent un bien immobilier sis à Bucarest et composé d’un bâtiment comportant plusieurs appartements et d’un terrain de 308,3 m2.

11.  En 1950, l’Etat prit possession de cette maison, en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950, sans que les propriétaires se soient vus notifiés les motifs ou la base légale de cette privation de propriété.

A.  La première action en revendication

12.  En 1994, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Bucarest d’une action en revendication de l’immeuble dont ils avaient hérité à l’encontre de la mairie de Bucarest. Ils faisaient valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient pas être nationalisés et qu’au moment de la nationalisation, E.M. était femme au foyer et G.M. était ouvrier.

13.  Par jugement du 30 mars 1994, le tribunal de première instance releva que c’était par erreur que la maison avait été nationalisée en application du décret no 92/1950, car E.M. et G.M. faisaient partie d’une catégorie de personnes exclue par ce décret de la nationalisation. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir la mairie de Bucarest et l’entreprise d’Etat D., gérant de logements d’Etat, de restituer l’immeuble litigieux aux requérants.

14.  La mairie de Bucarest interjeta appel, qui fut rejeté par la décision du tribunal départemental de Bucarest rendue le 23 septembre 1994.

15.  En l’absence de recours, le jugement du 30 mars 1994 devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.

16.  Le 11 juillet 1994, le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution de l’immeuble aux requérants et, le 8 août 1994, l’entreprise D. s’exécuta.

B.  Le recours en annulation

17.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 30 mars 1994, au motif que le tribunal de première instance avaient outrepassé ses compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

18.  Devant la Cour suprême de justice, les requérants soulevèrent l’exception d’inconstitutionnalité de l’article 31 de la loi no 56/1993 sur l’organisation de la Cour suprême de justice et demandèrent le renvoi de l’exception devant la Cour constitutionnelle.

19.  La Cour suprême de justice rendit son arrêt le 28 juin 1995. Elle rejeta la demande de renvoi à la Cour constitutionnelle, sans en préciser les motifs. Sur le fond, la cour annula le jugement du 30 mars 1994 et rejeta l’action des requérants. Elle souligna que la loi était un moyen d’acquisition de la propriété, constata que l’Etat s’était approprié le bien en question le jour même de l’entrée en vigueur du décret de nationalisation no 92/1950 et rappela que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires. Par conséquent, la Cour suprême de justice jugea que le tribunal de première instance de Bucarest avait outrepassé ses attributions et empiété sur celles du pouvoir législatif. Elle souligna enfin que, de toute manière, de nouvelles lois allaient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était abusivement appropriés.

20.  A des dates non précisées, la mention du droit de propriété des requérants fut rayée du registre foncier et l’Etat conclut avec G.A et A.A. un contrat de bail pour l’appartement no 1 de l’immeuble litigieux.

C.  La deuxième action en revendication

21.  A une date non précisée, les requérants introduisirent une nouvelle action en revendication devant le tribunal de première instance de Bucarest.

22.  Par un jugement du 16 octobre 1997, le tribunal fit droit à leur demande et constata le droit de propriété des requérants sur ledit immeuble. Ce jugement devint définitif en l’absence de recours.

D.  La procédure initiée à l’encontre des locataires

23.  Le 11 juin 1996, les requérants demandèrent par écrit aux locataires G.A. et A.A. de ne pas acheter l’appartement dans lequel ils logeaient car il faisait l’objet d’une procédure civile pendante devant les tribunaux nationaux. Le même jour, les requérants demandèrent à la mairie de Bucarest de ne pas vendre l’immeuble en litige. Une demande similaire fut adressée le 4 septembre 1996 à la société gérant des logements d’Etat. Néanmoins, le 26 septembre 1996, l’Etat conclut avec G.A et A.A un contrat de vente de l’appartement no 1 de l’immeuble et du terrain y afférent.

24.  A une date non précisée, les requérantes introduisirent devant le tribunal de première instance de Bucarest une action en annulation dudit contrat de vente à l’encontre des anciens locataires. Cette procédure est toujours pendante devant le tribunal de première instance de Bucarest.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

25.  Les dispositions pertinentes de la loi no 56 du 9 juillet 1993 sur la Cour suprême de justice se lisent ainsi :

Article 31

« Si une section de la Cour estime nécessaire d’opérer un revirement de jurisprudence, elle doit surseoir à statuer et saisir les sections réunies de la Cour suprême de justice. Lorsque les sections réunies ont statué sur le changement de la jurisprudence, le procès est repris. »

 

Article 32

« La Cour suprême de justice sursoit à statuer lorsqu’une exception d’inconstitutionnalité concernant la loi applicable est soulevée devant elle et saisit la Cour constitutionnelle de cette exception, conformément à la loi. Le procès devant la Cour suprême de justice reprend lorsque la décision définitive de la Cour constitutionnelle lui est notifiée.

26.  Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

EN DROIT

I.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

27.  D’après le Gouvernement, les faits nouveaux intervenus après la décision sur la recevabilité du 6 juin 2000, à savoir l’issue de la deuxième action en restitution de l’immeuble, entraînent, pour les requérants, la perte de leur qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention.

28.  Les requérants invitent la Cour à poursuivre l’examen de l’affaire. Ils font valoir qu’ils ont été privés de leur bien et qu’à l’heure actuelle, ils ne se sont vu restituer qu’une partie. Ils soulignent aussi que, bien qu’ils aient notifié à la mairie qu’ils avaient introduit une action en restitution de leur immeuble et que cette action était pendante devant les autorités compétentes, l’Etat a vendu l’un des appartements de leur immeuble aux anciens locataires.

29.  La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Ludi c. Suisse du 15 juin 1992, série A no 238, p. 18, § 34). Or, elle note en l’espèce que, bien que la deuxième action en restitution introduite par les requérants ait été accueillie, il reste qu’à l’heure actuelle ils ne peuvent toujours pas jouir de l’intégralité de leur bien, l’Etat en ayant vendu une partie à des tiers. La Cour note aussi que les requérants ne se sont vu octroyer aucun dédommagement pour la partie de l’immeuble qui ne leur a pas été restituée.

Dès lors, le jugement rendu par le tribunal de première instance de Bucarest le 16 octobre 1997 ne saurait en aucun cas effacer entièrement les conséquences de l’arrêt précité de la Cour suprême de justice pour la jouissance, par les requérants, de leur droit de propriété.

De surcroît, la Cour observe que les griefs des requérants ne se limitent pas à l’ingérence, par l’arrêt de la Cour suprême de justice, dans leur droit de propriété, mais concernent également la violation de l’article 6 § 1 de la Convention par ce même arrêt. Or, les requérants peuvent incontestablement se prétendre victimes du fait de l’annulation d’une décision judiciaire définitive en leur faveur et du constat que les tribunaux n’étaient pas compétents pour examiner des actions en revendication, telles que celle qu’elles avaient introduite (cf. mutatis mutandis, arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 50).

Dans ces circonstances, la Cour estime que les requérants peuvent se prétendre victimes des violations de la Convention qu’ils alléguaient, au sens de l’article 34 de la Convention.

Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

30.  D’après les requérants, l’arrêt du 28 juin 1995 de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

31.  Dans leur mémoire, les requérants font valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine.

Ils se plaignent en outre de l’absence d’un procès équitable devant la Cour suprême de justice. Ils font valoir en particulier que les juges ont refusé de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l’exception d’inconstitutionnalité qu’ils avaient soulevée, malgré l’obligation en ce sens qui leur était imposée par la loi.

Ils se plaignent enfin de l’application rétroactive de la loi no 56/1993 visant le recours en annulation, alléguant qu’elle n’était pas en vigueur à la date de l’arrêt de la Cour suprême de justice du 28 juin 1995.

32.  Le Gouvernement admet que les requérants se sont vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que, de toute manière, il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

En outre, le Gouvernement souligne qu’en vertu de l’article 32 de la loi no 56/1993, la Cour suprême est tenue de surseoir à statuer seulement lorsque l’exception d’inconstitutionnalité soulevée devant elle concerne la loi applicable au litige. Or, tel n’était pas le cas en ce qui concerne l’article 31 de la loi no 56/1993 que les requérants avaient invoqué devant la Cour suprême. En conséquence, le Gouvernement estime que le refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et d’envoyer l’affaire devant la Cour constitutionnelle a été justifié et n’a pas porté atteinte aux droits que les requérants tirent de l’article 6 de la Convention.

Enfin, le Gouvernement considère que la loi no 56/1993 était en vigueur à la date à laquelle la Cour suprême de justice a rendu son arrêt, le 28 juin 1995 et que, dès lors, il ne saurait être question en l’espèce d’une application rétroactive de la loi.

33.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 28 juin 1995 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal et à un procès équitable.

34.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu c. Roumanie précitée, elle a conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention. Elle a également conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif serait contraire au principe de la sécurité juridique (ibid. §§ 63 et 65).

35.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour estime que l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication des requérants de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

36.  De surcroît, en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 – dans sa rédaction de l’époque – du code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu, par sa décision du 31 mai 1995, le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par-là, le droit des requérants à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

37.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur les autres griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention portant sur le refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l’exception d’inconstitutionnalité soulevée par les requérants et sur l’application prétendument rétroactive de la loi no 56/1993.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

38.  Les requérants se plaignent que l’arrêt du 28 mai 1995 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

39.  Les requérants estiment que l’arrêt de la Cour suprême de justice jugeant que leur immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 30 mars 1994 a constitué une privation de leur droit au respect de leurs biens, qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique. Ils font observer qu’à la suite dudit arrêt, la mention de leur droit de propriété a été rayée du registre foncier. Or, ce n’est que le 16 octobre 1997 que les requérants se sont vu à nouveau confirmer leur droit de propriété sur leur immeuble. Cependant, ils soulignent qu’ils ne sont pas rentrés en possession de l’appartement no 1 de l’immeuble, l’Etat l’ayant vendu entre temps aux anciens locataires.

40.  Le Gouvernement estime que l’arrêt Brumărescu c. Roumanie précité est applicable dans la présente affaire, mais considère que la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention porte uniquement sur l’appartement non restitué.

41.  La Cour rappelle que le droit de propriété des requérants sur le bien en litige avait été établi par un arrêt définitif du 30 mars 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. Les requérants avaient donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu, précité, § 70).

42.  La Cour relève ensuite que l’arrêt de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 30 mars 1994 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet dans la présente affaire de priver les requérants de leur bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu, précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée.

De surcroît, la Cour relève que les requérants ont été privés de l’ensemble de leur bien jusqu’au 16 octobre 1997, date de la décision définitive par laquelle une nouvelle action en revendication immobilière des requérants a été accueillie, sans qu’ils perçoivent de dédommagement. La Cour ne saurait ignorer en outre ni le fait que les requérants se trouvent toujours privés d’un des appartements de leur immeuble, ni les démarches entreprises par ceux-ci pour recouvrer la jouissance entière de leur propriété, en particulier celles ayant trait à la procédure d’annulation de la vente de l’appartement no 1 de la maison.

43.  Dans ces conditions, et à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre a été rompu et que les requérants ont supporté et continuent de supporter une charge spéciale et exorbitante.

44.  Partant, il y a eu et il continue d’y avoir violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage matériel

46.  A titre principal, les requérants sollicitent la restitution intégrale du bien litigieux. Ils entendent recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur vénale de leur propriété. Selon le rapport d’expertise présenté par les requérants, la valeur de l’appartement no 1 de la maison et du terrain afférent serait de 34 743 euros (« EUR »).

47.  Le Gouvernement, s’appuyant sur l’avis d’un expert qui a analysé le rapport d’expertise produit par les requérants devant la Cour, estime que la valeur marchande du cet appartement serait de 16 670 EUR.

48.  La Cour estime, dans les circonstances de l’espèce, que la restitution intégrale du bien litigieux, telle qu’ordonnée par le jugement définitif du tribunal de première instance de Bucarest du 30 mars 1994, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient, si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues.

Les requérants s’étant vu restituer les appartements de rez-de-chaussée et des étages de la maison, restitution confirmée par une décision définitive du 16 octobre 1997 du tribunal de première instance de Bucarest (paragraphe 21 et 22, ci-dessus), l’Etat doit donc rétablir le droit de propriété des requérants sur le reste de l’immeuble, à savoir sur l’appartement no 1 de la maison.

49.  A défaut pour l’Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu’il devra verser aux requérants, pour dommage matériel, la valeur actuelle de cet appartement.

50.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l’important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

51.  Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle du bien et du terrain y afférent à 26 000 EUR. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

B.  Dommage moral

52.  Les requérants sollicitent aussi 60 000 USD pour le préjudice moral subi du fait de la souffrance grave que leur aurait infligée la Cour suprême de justice le 28 mai 1995, en les privant de leur bien une deuxième fois, après qu’ils eussent réussi, en 1994, à mettre un terme à la violation de leur droit par les autorités communistes pendant quarante ans.

53.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, en estimant qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu. Il soutient que les requérants n’ont pas prouvé l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et l’objet de la requête.

54.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de M. Mateescu, Mme Mateescu et Mme Bianco au respect de leur bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 2 500 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement

C.  Frais et dépens

55.  Les requérants sollicitent le remboursement de 14 843 500 lei roumains, soit 467,53 EUR, qu’ils ventilent comme suit :

a)  1 040 000 lei roumains à titre d’honoraires pour le travail accompli par l’expert ; et

b)  13 803 500 lei roumains pour les taxe de timbre payées pour la nouvelle action en revendication, réactualisés pour tenir compte du taux d’inflation.

56.  Le Gouvernement laisse à l’appréciation de la Cour d’établir le montant à accorder pour les frais et dépens.

57.  La Cour alloue aux intéressés 14 843 500 lei roumains, soit 467,53 EUR, pour les frais et dépens encourus dans les procédures devant les tribunaux nationaux.

D.  Intérêts moratoires

58.  La Cour considère que le taux annuel des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR , À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

 

3.  Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention du fait du refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l’exception d’inconstitutionnalité soulevée par les requérants et du fait de l’application prétendument rétroactive de la loi no 56/1993 ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

5.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit restituer aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la partie de l’immeuble litigieux qui ne leur a pas été déjà restituée ;

b)  qu’à défaut d’une telle restitution, l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les mêmes trois mois, 26 000 EUR (vingt-six mille euros) pour dommage matériel, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

c)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans le même délai de trois mois, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) pour dommage moral, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

d)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans le même délai de trois mois, 14 843 500 (quatorze millions huit cent quarante trois mille cinq cents) lei roumains, soit 467,53 EUR (quatre cent soixante-sept euros et cinquante trois centimes), pour les frais et dépens ;

e)  que les montants indiqués sous (b), (c) et (d) seront à majorer d’un intérêt simple à un taux annuel équivalant au taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président