DEUXIEME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE HODOŞ ET AUTRES c. ROUMANIE

 

(Requête no 29968/96)

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

21 mai 2002

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Hodoş et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mmes W. Thomassen,
A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 avril 2002,

Rend l'arrêt que voici :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouvent la requête no 29968/96 dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet Etat, Mme Elena Hodoş, M. Alexandru Liviu Hodoş et M. Gheorghe Hodoş (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 19 décembre 1995, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A la suite du décès, le 8 juillet 1999, de Mme Elena Hodoş, ses héritiers, à savoir Mme Mihaela Marie-Rose Hodoş, M. Alexandru-Liviu Hodoş et M. Gheorghe Hodoş, ont exprimé, par lettre du 14 mars 2002, le souhait de continuer l'instance.

2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par M. A. Vasiliu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme R. Rizoiu.

3.  Les requérants alléguaient en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 11 juillet 1995, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication, ainsi que de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour Constitutionnelle l'exception d'inconstitutionnalité qu'ils avaient soulevée étaient contraires à l'article 6 de la Convention. En outre, les requérants se plaignaient de ce que cet arrêt de la Cour suprême avait porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 4 mai 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  Les requérants sont des ressortissants roumains, nés respectivement en 1913, 1946 et 1941 et résidant à Bucarest.

10.  A une date qui n'a pas été précisée, G.H., le père des requérants, construisit une maison à Bucarest, avec l'aide d'un crédit bancaire remboursable sur une durée de vingt ans.

11.  En 1950, l'Etat prit possession de cet immeuble, en invoquant le décret de nationalisation n° 92/1950. Un procès-verbal de nationalisation fut dressé à cet égard le 20 avril 1950 par le conseil municipal de la ville de Bucarest. Les motifs ou la base légale de cette privation de propriété ne furent jamais notifiés à G. H.

A.  La première action en revendication

12.  Le 28 mai 1990, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Bucarest d'une action visant à obtenir l'annulation du procès-verbal de nationalisation du 20 avril 1950. Ils faisaient valoir qu'au moment de la nationalisation, G.H. était fonctionnaire et que le décret n° 92/1950 exceptait de la nationalisation les biens appartenant à cette catégorie des personnes.

13.  En septembre 1990, les requérants saisirent la Cour suprême de justice afin qu'elle se prononce sur la constitutionnalité du décret n° 92/1950.

14.  Le 15 septembre 1990, le tribunal de première instance de Bucarest sursit à statuer jusqu'à la décision de la Cour suprême de justice.

15.  Par arrêt du 14 janvier 1991, la Cour suprême de justice se déclara compétente pour examiner la constitutionnalité du décret n° 92/1950, mais rejeta la demande des requérants au motif qu'ils ne l'avaient pas saisie régulièrement.

16.  La procédure devant le tribunal de première instance de Bucarest fut reprise le 20 août 1991. A cette date, les requérants précisèrent qu'ils entendaient revendiquer la maison.

17.  Par jugement du 18 décembre 1991, le tribunal constata en premier lieu qu'il n'était pas compétent pour annuler le procès-verbal de nationalisation du 20 avril 1950. Il considéra qu'il était néanmoins compétent pour constater, par voie d'exception, l'illégalité de la nationalisation, telle qu'elle ressortait du procès-verbal de nationalisation du 20 avril 1950, par rapport au décret n° 92/1950. Il constata enfin que les requérants étaient les propriétaires légitimes de la maison.

18.  En l'absence de recours, ce jugement devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.

19.  A une date non précisée, le procureur général forma devant la Cour suprême de justice un recours extraordinaire à l'encontre de ce jugement, au motif que le tribunal de première instance n'était pas compétent pour se prononcer sur l'exception d'inconstitutionnalité du décret n° 92/1950.

20.  Par arrêt du 8 juillet 1993, la Cour suprême de justice annula le jugement, au motif que le tribunal, bien que saisi de deux griefs, à savoir l'annulation du procès-verbal de nationalisation et la revendication de la maison, ne s'était prononcé que sur ce dernier. Le dossier fut renvoyé pour un nouveau jugement au tribunal.

21.  Par jugement du 14 avril 1994, le tribunal rejeta la demande d'annulation du procès-verbal de nationalisation, au motif qu'il ne s'agissait pas d'un acte administratif, mais d'un simple acte matériel, et qu'en tout état de cause, l'action en annulation était prescrite.

Quant à l'action en revendication, le tribunal constata d'abord que le procès-verbal de nationalisation avait été dressé sous l'empire de la Constitution de 1948, qui garantissait le droit de propriété. Il jugea ensuite que, dans le cadre d'une action en revendication, les tribunaux étaient compétents pour examiner l'application du décret n° 92/1950. Il constata à cet effet que le décret n° 92/1950 prévoyait deux conditions pour son application : une condition de fond, à savoir le critère de nationalisation selon lequel étaient nationalisés les logements appartenant à certaines catégories de personnes, et une condition de forme, à savoir la mention du bien nationalisé dans les listes annexées au décret, condition destinée à assurer l'opposabilité de l'acte aux tiers. Il estima ensuite que, pour une constitution légale du droit de propriété de l'Etat, ces deux conditions devaient être respectées cumulativement. Or, le tribunal constata que G. H. était fonctionnaire lors de la nationalisation, et que, dès lors, le décret n° 92/1950 ne lui était pas applicable, même si la maison figurait dans les listes annexées au décret. Il jugea dès lors que les requérants étaient, en tant qu'héritiers de G.H., propriétaires de l'immeuble revendiqué et ordonna à la mairie de Bucarest de ne plus entraver leur possession dudit immeuble.

22.  Le 21 juin 1994, la mairie de Bucarest interjeta appel, mais le retira le 20 septembre 1994.

23.  Par arrêt du 5 octobre 1994, le tribunal départemental de Bucarest constata le retrait de l'appel, de sorte que le jugement du 14 avril 1994 devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies ordinaires de recours.

B.  Le recours en annulation

24.  Le 2 février 1995, la Cour suprême de justice, statuant toutes chambres réunies, décida, à une majorité de 25 voix contre 20, de changer la jurisprudence de sa chambre civile et jugea que les tribunaux n'étaient pas compétents pour censurer le décret n° 92/1950 et ordonner la restitution des immeubles nationalisés en application de ce décret.

25.  Le 12 avril 1995, en application de l'article 330 du Code de procédure civile (ci-après C.P.C.), le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation contre le jugement du 14 avril 1994, au motif que les premiers juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret précité.

26.  Devant la Cour suprême de justice, les requérants invoquaient l'inconstitutionnalité de l'article 330 du C.P.C. Ils faisaient valoir que la possibilité pour le procureur général de former un recours en annulation à tout moment, sans restriction quant au délai, contre un arrêt définitif, était contraire à l'égalité des parties dans l'exercice du droit de recours, principes garantis par la Constitution de 1991. Ils demandaient aussi, en application de l'article 32 de la loi d'organisation de la Cour suprême de justice et de l'article 23 de la loi d'organisation de la Cour constitutionnelle, que la Cour suprême de justice sursoie à statuer et renvoie l'exception d'inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle.

Sur le fond, les requérants demandaient le rejet du recours en annulation. Ils faisaient valoir, d'une part, que le décret n° 92/1950 était contraire à la Constitution de 1948 du fait de sa publication partielle et du non-respect du principe selon lequel toute expropriation devait être faite dans un but d'utilité publique et après le paiement d'une juste indemnité. D'autre part, les requérants soutenaient que, du fait que G. H. était fonctionnaire au moment de la nationalisation, l'acte de nationalisation de la maison contrevenait aux dispositions dudit décret, lesquelles prévoyaient que ne pouvaient pas être nationalisés les logements appartenant aux salariés. Enfin, les requérants se prévalaient de l'article 21 de la Constitution roumaine de 1991, garantissant le libre accès à la justice sans aucune limite.

27.  Lors de l'audience du 5 juillet 1995, la Cour suprême de justice rejeta l'exception d'inconstitutionnalité soulevée par les requérants, au motif qu'aucune disposition légale n'avait été enfreinte.

28.  Par arrêt du 11 juillet 1995, la Cour suprême de justice annula le jugement du 14 avril 1994 et rejeta l'action des requérants. Soulignant que la loi était un moyen d'acquisition de la propriété, la Cour constata que l'Etat s'était approprié la maison en question le jour même de l'entrée en vigueur du décret de nationalisation n° 92/1950 et rappela que l'application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires. Par conséquent, la Cour estima que les premiers juges avaient outrepassé leurs attributions et empiété sur celles du pouvoir législatif. La Cour conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'Etat s'était appropriés abusivement.

29.  Le 27 septembre 1996, en vertu de la loi n° 112/1995, l'Etat vendit l'immeuble en litige à S.V., ancien locataire dudit immeuble.

C.  La deuxième action en revendication

30.  A une date non précisée, les requérants introduisirent une nouvelle action en revendication dudit immeuble devant le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest.

31.  Par jugement du 3 mars 1998, le tribunal accueillit l'action et constata le droit de propriété des requérants sur l'immeuble litigieux. Cet arrêt devint définitif en l'absence d'appel.

32.  Les autorités compétentes refusèrent d'exécuter cette décision, au motif que ledit immeuble avait été vendu à l'ancien locataire.

D.  L'action en annulation du contrat de vente de l'immeuble à un tiers

33.  Le 25 juin 1998, les requérants introduisirent auprès du tribunal de première instance du Secteur 1 de Bucarest une action en annulation du contrat de vente de l'immeuble que la société d'Etat H. avait conclu en 1996 avec S.V. Ils faisaient valoir que la loi n° 112/1995 ne pouvait pas constituer un fondement légal pour ladite vente, compte tenu de ce qu'en vertu de cette loi, seuls les immeubles légalement nationalisés pouvaient faire l'objet d'une vente à des particuliers. Or, tel n'était pas le cas de l'immeuble litigieux, qui avait été nationalisé illégalement.

34.  Lors de l'audience du 11 novembre 1998, S.V. fit une demande de mise en cause de la société H., en vertu de l'article 1339 du Code Civil et des articles 57 et 58 corroborés du C.P.C.

35.  Par jugement du 30 juin 1999, le tribunal fit droit à la demande des requérants.

36.  A une date non précisée, S.V. fit appel de ce jugement. Il faisait valoir que le tribunal ne s'était pas prononcé sur sa demande formulée lors de l'audience du 11 novembre 1998.

37.  Par décision du 11 janvier 2000, le tribunal départemental de Bucarest accueillit son appel, annula le jugement des premiers juges et ordonna le renvoi de l'affaire devant le tribunal de première instance du Secteur 1 de Bucarest.

38.  Les requérants introduisirent un recours contre cette décision. Il fut rejeté par un arrêt définitif de la Cour d'appel de Bucarest du 30 mai 2000.

39.  A une date non précisée, la procédure a été reprise devant le tribunal de première instance du Secteur 1 de Bucarest. Par jugement du 26 janvier 2001, le tribunal fit droit à la demande des requérants et constata que le contrat litigieux était frappé de nullité absolue. Ce jugement devint définitif, étant confirmé en appel et sur recours des parties défenderesses, par l'arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 14 mars 2002.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

40. Les dispositions pertinentes de la loi n° 56 du 9 juillet 1993 sur la Cour suprême de justice se lisent ainsi : 

Article 31

« Si une section de la Cour estime nécessaire d'opérer un revirement de jurisprudence, elle doit surseoir à statuer et saisir les sections réunies de la Cour suprême de justice. Lorsque les sections réunies ont statué sur le changement de la jurisprudence, le procès est repris. »

Article 32

« La Cour suprême de justice sursoit à statuer lorsqu'une exception d'inconstitutionnalité concernant la loi applicable est soulevée devant elle et saisit Cour constitutionnelle de cette exception, conformément à la loi. Le procès devant la Cour suprême de justice reprend lorsque la décision définitive de la Cour constitutionnelle lui est notifiée.

41.  Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

 

EN DROIT

I.  OBSERVATION PRELIMINAIRE

42.  La Cour note que Mme Elena Hodoş est décédée le 7 juillet 1999, mais que ses héritiers ont exprimé, par lettre du 14 mars 2002, le souhait de reprendre l'instance.

La Cour estime, eu égard à l'objet de la présente affaire et à l'ensemble des éléments qui sont en sa possession, que les héritiers de Mme Elena Hodoş peuvent prétendre avoir un intérêt suffisant pour justifier de la poursuite de l'examen de la requête et leur reconnaît dès lors la qualité pour se substituer désormais à elle en l'espèce (voir notamment les arrêts Vocaturo c. Italie du 24 mai 1991, série A n° 206-C, p. 29, § 2, G. c. Italie du 27 février 1992, série A n° 228-F, p. 65, § 2, et Pandolfelli et Palumbo c. Italie du 27 février 1992, série A n° 231-B, p. 16, § 2).

II.  sur l'exception préliminaire du gouvernement

43.  D'après le Gouvernement, les faits nouveaux intervenus après l'introduction, par les requérants, de leur deuxième action en revendication, entraînent pour eux la perte de la qualité de victime, au sens de l'article 34 de la Convention.

44.  Les requérants invitent la Cour à poursuivre l'examen de l'affaire. Ils font valoir tout d'abord qu'ils ont été privés de leur bien qu'ils ne se sont toujours pas vu restituer. Ils soulignent aussi que, bien qu'ils se soient vu reconnaître le droit de propriété dans une deuxième procédure en revendication, ils ne peuvent toujours pas jouir de leur bien, l'Etat l'ayant vendu entre temps à un tiers. Ils ajoutent enfin que, même si les juridictions nationales ont constaté que le contrat de vente de leur immeuble audit tiers était frappé de nullité absolue, leur mise en possession du bien litigieux ne demeure pas moins incertaine.

Ils font valoir à cet égard qu'il est loisible au procureur général de former un recours en annulation contre les décisions par lesquelles les tribunaux avaient constaté que le contrat de vente était entaché de nullité et, d'autre part, que le droit roumain permet à l'ancien locataire d'obtenir la prolongation de la durée de son bail. Dès lors, ils estiment que le jugement du 3 mars 1998 ne saurait les priver de leur qualité de victime, qu'ils ont eue et qu'ils ont toujours.

 

 

45.  La Cour rappelle qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, l'arrêt Ludi c. Suisse du 15 juin 1992, série A n° 238, p. 18, § 34). Or, elle note en l'espèce que les requérants se trouvent à l'heure actuelle dans la même situation qu'au 11 juillet 1995. Dès lors, le jugement du 3 mars 1998 ne saurait en aucun cas effacer entièrement les conséquences de l'arrêt précité de la Cour suprême de justice pour ce qui est de la jouissance, par les requérants, de leur droit de propriété.

De surcroît, la Cour observe que les griefs des requérants ne se limitent pas à l'ingérence, par l'arrêt de la Cour suprême de justice du 11 juillet 1995, dans leur droit de propriété, mais concernent également la violation de l'article 6 § 1 de la Convention par ce même arrêt. Or, les requérants peuvent incontestablement se prétendre victimes du fait de l'annulation d'une décision judiciaire définitive en leur faveur et du constat que les tribunaux n'étaient pas compétents pour examiner des actions en revendication, telles que celle qu'ils avaient introduite (cf. mutatis mutandis, arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, p. 258, § 50).

46.  Dans ces circonstances, la Cour estime que les requérants peuvent se prétendre victimes d'une violation de la Convention, au sens de l'article 34 de la Convention. Partant, il y a lieu de rejeter l'exception du Gouvernement.

III.  Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention tirée de l'accès à un tribunal

47.  Les requérants allèguent une violation de l'article 6 § 1 de la Convention garantissant le droit d'accès à un tribunal, en raison de l'arrêt du 11 juillet 1995 de la Cour suprême de justice refusant aux juges le droit d'examiner la validité du titre de propriété dont se prévalait l'Etat. L'article 6 § 1 de la Convention dispose ainsi, dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera [...] des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil [...] »

48.  Dans leur mémoire, les requérants font valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l'article 21 de la Constitution roumaine et à l'article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice.

 

 

49.  Le Gouvernement admet que les requérants se sont vu opposer un refus d'accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que de toute manière il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

50.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 11 juillet 1995 a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.

51.  La Cour rappelle que, dans l'affaire Brumărescu c. Roumanie précitée (p. 261, §§ 61-62), elle a conclu que le refus de la Cour supręme de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l'article 6 § 1 de la Convention.

52.  La Cour estime que rien en l'espèce ne permet de distinguer à cet égard la présente affaire de l'affaire Brumărescu précitée. Elle estime dčs lors que l'exclusion par la Cour suprême de justice de l'action en revendication des requérants de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

IV.  Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention tirée de l'equité de la procédure

53.  Les requérants se plaignent de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable devant la Cour suprême de justice, en raison, d'une part, du refus de cette juridiction de surseoir à statuer et de renvoyer l'exception d'inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle et, d'autre part, du caractère contradictoire des arrêts de la Cour suprême des 14 janvier 1991, 8 juillet 1993 et 11 juillet 1995. Ils allèguent une violation de l'article 6 § 1 précité.

54.  Dans leur mémoire, les requérants font également valoir que le refus de la Cour suprême de justice, lors de l'audience du 5 juillet 1995, de surseoir à statuer et de renvoyer l'exception d'inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle est contraire aux dispositions légales internes. Ils estiment en outre que l'arrêt du 11 juillet 1995, en ce qu'il a dit que les instances judiciaires n'étaient pas compétentes pour trancher la question de la légalité de la nationalisation, serait arbitraire, compte tenu du fait que la Cour suprême de justice avait affirmé antérieurement la compétence des tribunaux en la matière.

55.  Le Gouvernement admet que la Cour suprême de justice n'a pas fait une correcte application de l'article 32 de la loi n° 56/1993, qui exigeait qu'elle renvoyât l'exception d'inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle. Néanmoins, ce fait ne saurait affecter l'équité de la procédure, car la Cour constitutionnelle, saisie ultérieurement dans des cas similaires, a statué constamment que l'article 330 du C.P.C. était conforme aux exigences de la Constitution. Quant à la contrariété des arrêts de la Cour suprême, le gouvernement estime qu'aucun problème ne se pose sur le terrain de l'article 6 § 1, compte tenu de ce que toute juridiction est libre de changer sa jurisprudence.

56.  La Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu précitée (p. 261, §§ 61-62), elle a conclu ŕ la violation de l'article 6 § 1 au motif de ce que l'annulation d'un jugement définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle estime que rien en l'espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l'affaire Brumărescu précitée et que, dès lors, par l'application qu'elle a faite des dispositions de l'article 330 du C.P.C. régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit des requérants à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article sur ce point.

57. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour n'estime pas nécessaire de se pencher sur le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention portant sur le refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l'exception d'inconstitutionnalité soulevée par les requérants.

58.  Pour autant que les requérants se plaignent aussi du revirement de jurisprudence de la Cour suprême de justice, la Cour estime qu'il s'agit là des modalités d'application du droit interne, qui échappe à sa compétence (cf. Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), n° 57381/00, à paraître dans le recueil officiel de la Cour). Par conséquent, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 sur ce point.

V.  Sur la violation alléguée de l'article 13 de la Convention

59.  Les requérants estiment que le refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer l'exception d'inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle constitue également une violation de leur droit à un recours effectif, au sens de l'article 13 de la Convention, qui dispose ainsi:

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

60.  Le Gouvernement n'a pas présenté des observations à cet égard.

61.  La Cour rappelle que, lorsque le droit revendiqué est un droit de caractère civil, l'article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l'article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci. Dès lors qu'elle a examiné les griefs des requérantes sur le terrain de l'article 6 § 1 précité, elle n'estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l'article 13 (cf. l'arrêt Kudla c. Pologne [GC], n° 30210/96, 26.10.2000, § 146, à paraître dans le Recueil officiel de la Cour).

VI.  Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention

62.  Les requérants se plaignent de ce qu'en annulant le jugement du 14 avril 1994, la Cour suprême de justice les a privés de leur droit de propriété, sans que cette privation ait poursuivi un but d'utilité publique et sans qu'ils se soient vu octroyer un dédommagement. Ils invoquent l'article 1 du Protocole n°1 à la Convention, qui se lit comme suit :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

63.  Le Gouvernement admet que, dans la présente affaire, il y a eu atteinte au droit de propriété des requérants. Il estime que ladite atteinte doit être examinée à la lumière de la première phrase de l'article 1 du Protocole n° 1 précité. Selon le Gouvernement, l'arrêt de la Cour suprême de justice poursuivait un but d'utilité publique, à savoir le respect des règles de procédure destinées à assurer la séparation des pouvoirs de l'Etat, en l'occurrence le judiciaire et le législatif. Quant à la proportionnalité de l'ingérence, le Gouvernement estime que l'arrêt de la Cour suprême de justice constituait le seul moyen pour atteindre l'objectif susmentionné.

64.  Les requérants réfutent la thèse du Gouvernement. Ils estiment que l'arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de les priver abusivement de leur propriété. En premier lieu, cet arrêt n'a pas poursuivi un but d'utilité publique, car les tribunaux inférieurs n'avaient pas empiété sur le domaine législatif, mais avaient simplement tranché un litige civil en revendication. En outre, les requérants font valoir que l'affirmation du Gouvernement selon laquelle l'arrêt de la Cour suprême de justice poursuivait un but d'utilité publique est contraire à la réalité, car en 1998, le procureur général de la République a retiré tous les recours en annulation formés devant la Cour suprême de justice dans des affaires semblables. Enfin, les requérants estiment qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1, car ils ont été privés de leur propriété sans qu'une indemnité leur soit accordée.

65.  La Cour rappelle que le droit de propriété des requérants sur le bien en litige avait été établi par un arrêt définitif du 14 avril 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n'était pas révocable. Les requérants avait donc un bien au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 70).

66.  La Cour relève ensuite que l'arrêt du 11 juillet 1995 de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 14 avril 1994 et a dit que l'Etat était le propriétaire légitime du bien litigieux. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l'affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l'arręt précité de la Cour suprême de justice a eu pour effet de priver les requérants de leur bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 précité (voir l'arrêt Brumărescu, §§ 73-74). Or, aucune justification n'a été fournie par le gouvernement défendeur quant à la situation ainsi créée. En outre, la Cour relève que les requérants se trouvent privés de la propriété du bien depuis maintenant plus de cinquante ans, sans avoir perçu d'indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci. Elle note enfin que les efforts qu'ils ont déployés pour recouvrer leur immeuble sont demeurés vains et qu'à ce jour, ils n'ont toujours pas la jouissance de leur bien.

67.  Dans ces conditions, à supposer même que l'on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d'intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu a été rompu et que les requérants ont supporté et continuent de supporter une charge spéciale et exorbitante.

68.  Partant, il y a eu et il continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. 

VII.  Sur l'application de l'article 41 DE LA Convention

69.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

70.  Les requérants sollicitent la restitution de l'ensemble de l'immeuble, ou une somme correspondant à la pleine valeur marchande de celui-ci, à savoir, selon un rapport d'expertise soumis à la Cour, 174 100 dollars américains (« USD »). Ils demandent également l'octroi de 1 112 USD au titre des loyers qu'ils auraient pu percevoir pour ledit immeuble depuis 1992.

71.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que le montant maximum qui correspond à la valeur marchande de l'ensemble du bien en litige est de 134 003 USD. Quant aux éventuels dédommagements au titre du manque à gagner, il est d'avis qu'ils devraient être calculés à compter de la date de l'arrêt de la Cour suprême de Justice du 11 juillet 1995. Subsidiairement, le Gouvernement souligne qu'en vertu de la jurisprudence constante des organes de la Convention, il est loisible aux requérants de se voir octroyer un dédommagement d'un montant inférieur à la valeur marchande de l'immeuble.

72.   La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution aux requérants de leur immeuble, telle qu'ordonnée par les jugements définitifs des 14 avril 1994 et 3 mars 1998, les placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 précité n'avaient pas été méconnues.

73.  A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où cet arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la Cour décide qu'il devra verser aux requérants, pour dommage matériel, la valeur actuelle de la maison.

74.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l'important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la maison et du terrain y afférent à 195 000 EUR. Le montant des indemnités que le Gouvernement devrait payer aux requérants s'élèverait ainsi à 195 000 EUR. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

B.  Dommage moral

75.  Les requérants sollicitent aussi 200.000 USD pour le préjudice moral subi du fait de graves souffrances que leur aurait infligées la Cour suprême de justice en 1995, en les privant de leur bien une deuxième fois, après qu'ils aient réussi, en 1994, à mettre un terme à la violation de leur droit par les autorités communistes pendant plus de quarante ans.

76.  Le Gouvernement s'élève contre cette prétention, en estimant qu'aucun préjudice moral ne saurait être retenu, les requérants n'ayant pas démontré de lien de causalité entre leurs prétendues souffrances et les violations alléguées de la Convention. De surcroît, le Gouvernement est d'avis que l'arrêt de la Cour pourrait constituer par lui-même une réparation équitable.

77.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits des requérants au respect de leurs biens, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 19 500 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

C.  Intérêts moratoires

78.  La Cour juge approprié de fixer le taux d'intérêt moratoire de 7,25% l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit que les requérants peuvent se prétendre « victimes » aux fins de l'article 34 de la Convention ;

 

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d'accès à un tribunal ;

 

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la méconnaissance, par la Cour suprême de justice, du principe de la sécurité des rapports juridiques ;

 

4.  Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l'exception d'inconstitutionnalité soulevée par les requérants ;

 

5.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du revirement de la jurisprudence de la Cour suprême de justice ;

 

6.  Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention ;

 

7.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

 

8.  Dit que l'Etat défendeur doit restituer aux requérants leur immeuble, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

 

9.  Dit qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les mêmes trois mois, 195 000 EUR (cent quatre-vingt quinze mille euros) pour dommage matériel, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

 

10.  Dit que l'Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans le même délai de trois mois, 19 500 EUR (dix-neuf mille cinq cents euros) pour dommage moral, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

 

11.  Dit que les montants indiqués sous (9) et (10) seront à majorer d'un intérêt simple de 7,25% l'an à compter de l'expiration desdits délais et jusqu'au versement ;

 

12.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mai 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président