DEUXIEME SECTION

 

 

 

AFFAIRE GOLEA c. ROUMANIE

(Requête no 29973/96)

 

 

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

17 décembre 2002

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Golea c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mmes W. Thomassen,
A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29973/96) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Letitia Golea (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 4 janvier 1996, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A la suite du décès, le 6 mai 2000, de Mme Letitia Golea, ses héritiers, à savoir Mme Maria-Letitia Mircu, M. Mircea-Tiberiu Golea et M. Aurelian Golea, ont exprimé, par lettre du 18 décembre 2001, le souhait de continuer l’instance.

2.  La requérante était représentée par M. A. Brudariu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  La requérante alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de Justice, le 11 juillet 1995, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication était contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, la requérante se plaignait que l’arrêt de la Cour suprême avait eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 4 mai 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  La requérante était une ressortissante roumaine née en 1912 et est décédée en 2000. A l’époque des faits, elle résidait à Timisoara.

10.  Le 9 juin 1993, la requérante saisit le tribunal de première instance de Timişoara d’une action visant à faire constater la nullité de la nationalisation de l’immeuble qu’elle avait reçu en dot en 1932. Elle sollicita également l’annulation de l’inscription du droit de propriété de l’Etat et l’inscription dans le livre foncier de son droit de propriété sur l’immeuble. L’intéressée faisait valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient pas être nationalisés. Or, au moment de la nationalisation, en 1950, elle était femme au foyer et son époux médecin militaire.

11.  Par jugement du 7 septembre 1993, le tribunal de première instance releva que c’était par erreur que la maison de la requérante avait été nationalisée, car elle faisait partie d’une catégorie de personnes que le décret no 92/1950 excluait de la nationalisation. Le tribunal constata ensuite que la possession exercée par l’Etat était fondée sur la violence et jugea par conséquent que l’Etat ne pouvait pas se prévaloir d’un titre de propriété fondé sur l’usucapion. Il déclara que la requérante était la propriétaire légitime de l’immeuble et ordonna l’inscription de son droit dans le livre foncier près du tribunal. En l’absence de recours, le jugement devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.

12.  A une date non précisée, le droit de propriété de la requérante sur l’immeuble litigieux fut inscrit sur le registre foncier. Elle s’acquitta depuis des taxes et des impôts immobiliers afférents à son bien.

13.  Le 7 septembre 1994, la société U. administrant les immeubles de l’Etat restitua à la requérante son immeuble, dont une partie avait été louée par la même société à divers particuliers.

14.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma devant la Cour suprême de Justice un recours en annulation contre le jugement du 7 septembre 1993, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

15.  Par arrêt du 11 juillet 1995, la Cour suprême annula le jugement du 9 juin 1993 et rejeta l’action de la requérante. Elle souligna que la loi était un moyen d’acquisition de la propriété, constata que l’Etat s’était approprié l’immeuble en question le jour même de l’entrée en vigueur du décret de nationalisation no 92/1950 et rappela que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires. Par conséquent, la Cour suprême estima que le tribunal de première instance n’avait pu rendre son jugement, constatant que la requérante était la véritable propriétaire de l’immeuble, qu’en modifiant le décret susmentionné et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était appropriés abusivement.

16.  A la suite de l’arrêt de la Cour suprême de Justice, l’Etat n’a pas demandé l’inscription de son droit de propriété sur le registre foncier. Selon les informations dont dispose la Cour, l’immeuble litigieux continua d’être administré par l’un des fils de la requérante, qui, depuis 1994, perçoit les loyers payés par les locataires de l’immeuble en vertu du contrat de bail qu’ils avaient conclu avec la société U.

17.  En 2001, les héritiers de la requérante, s’appuyant sur la loi no 10/2001 sur le régime juridique des immeubles pris abusivement entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989, introduisirent auprès du Conseil local de Timisoara une notification pour la restitution de l’immeuble. Selon les informations dont dispose la Cour, cette procédure est toujours pendante.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

18.  Décret-loi no 115 du 27 avril 1938, dont les dispositions pertinentes étaient ainsi libellées à la date des faits :

Article 34

« La rectification d’un livre foncier peut être demandée par toute personne intéressée : (...) 3. (...) si les effets de l’acte juridique en vertu duquel l’inscription a été faite ont cessés (...) »

Article 36

« L’action en rectification, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible à l’encontre de celui qui a obtenu la propriété (...) »

19.  Loi no 7 du 13 mars 1996 portant sur le cadastre et la publicité immobilière, dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

Article 36

« Toute personne intéressée peut demander la rectification des inscriptions sur le livre foncier si (...) 3. les effets de l’acte juridique en vertu duquel l’inscription a été faite ont cessés ; 4. l’inscription dans le livre foncier n’était plus en concordance avec la situation actuelle de l’immeuble. »

Article 37

« L’action en rectification d’une inscription sur le livre foncier, sous réserve de la prescription de l’action au fond, est imprescriptible. »

20.  Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

EN DROIT

I.  OBSERVATION PRÉLIMINAIRE

21.  La Cour note que Mme Letitia Golea est décédée le 6 mai 2000, mais que ses héritiers ont exprimé, par lettre du 18 décembre 2001, le souhait de reprendre l’instance.

La Cour estime, eu égard à l’objet de la présente affaire et à l’ensemble des éléments qui sont en sa possession, que les héritiers de Mme Letitia Golea (ci-après « les requérants ») peuvent prétendre avoir un intérêt suffisant pour justifier de la poursuite de l’examen de la requête et leur reconnaît dès lors la qualité pour se substituer désormais à elle en l’espèce (cf. l’arrêt Hodos et autres c. Roumanie, no 29968/96, § 42, 21 mai 2002, non publié).

II.  sur l’exception préliminaire du gouvernement

22.  Le Gouvernement est d’avis que la requête est prématurément introduite. Il fait valoir à cet égard que le nom de la requérante figure toujours sur le registre foncier à titre de propriétaire de l’immeuble en litige. Or, de l’avis du Gouvernement, la requérante ne saurait se considérer comme victime, au sens de l’article 34 de la Convention, avant que l’Etat ne demande l’inscription sur le registre foncier de son droit de propriété, en vertu de l’arrêt de la Cour suprême de justice.

23.  Les requérants invitent la Cour à poursuivre l’examen de l’affaire. Comparant la situation juridique crée à la suite de l’arrêt de la Cour suprême à une sorte d’« épée de Damocles », ils font valoir que, dès lors que ledit arrêt n’a pas été annulé, l’Etat peut demander à tout moment la radiation du registre foncier du droit de propriété de Mme Letitia Golea. Le fait que les autorités ont retardé l’inscription du droit de propriété de l’Etat sur le registre foncier ne saurait, dès lors, les priver de leur qualité de victimes, au sens de l’article 34 de la Convention.

24.  La Cour note que la raison sur laquelle le Gouvernement entend fonder son exception préliminaire, à savoir le défaut d’inscription du droit de propriété de l’Etat sur le registre foncier à la suite de l’arrêt de la Cour suprême, existait déjà lors de l’examen de la recevabilité de la requête. Pareil argument aurait dû, par conséquent, être soulevé à un stade antérieur de la procédure (voir, parmi d’autres, les arrêts Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, p. 13, § 27, et Brumãrescu précité, §§ 52 et 53). Or, le Gouvernement a formulé cet argument pour la première fois le 29 juin 2000, après la décision de la Cour du 4 mai 2000 déclarant la requête recevable. Il y a donc forclusion.

En tout état de cause, la Cour observe que les griefs de la requérante ne se limitent pas à l’ingérence, par l’arrêt de la Cour suprême, dans son droit de propriété, mais concernent également la violation de l’article 6 § 1 de la Convention par ce même arrêt. Or, la requérante peut incontestablement se prétendre victime du fait de l’annulation d’une décision judiciaire définitive en sa faveur et du constat que les tribunaux n’étaient pas compétents pour examiner des actions en revendication, telles que celle qu’ils avaient introduite (cf. l’arrêt Brumărescu, § 50).

25.  Partant, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.

III.  SUR LE FOND

A.  Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

26.  D’après les requérants, l’arrêt du 11 juillet 1995 de la Cour suprême de Justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

27.  Dans leur mémoire, les requérants font valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et à l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice.

28.  Le Gouvernement admet que Mme Letitia Golea s’est vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que, de toute manière, il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

29.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 11 juillet 1995 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

30.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle avait conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif était contraire au principe de la sécurité juridique. Elle avait également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges comme dans la présente affaire, portant sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

31.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, ainsi qu’il était rédigé à l’époque des faits, la Cour suprême de Justice a méconnu par sa décision du 11 juillet 1995 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit de Mme Letitia Golea à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

32.  De surcroît, l’exclusion, par la Cour suprême, de l’action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

33.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 également sur ce point.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole No 1 à la Convention

34.  Les requérants se plaignent que l’arrêt du 11 juillet 1995 de la Cour suprême de Justice a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

35.  Le Gouvernement estime que l’arrêt de la Cour suprême n’a eu aucun effet sur la qualité de propriétaire de la requérante. Il fait valoir que Mme Letitia Golea et, après son décès, ses héritiers ont toujours agi en tant que propriétaires de l’immeuble depuis septembre 1993, n’en ayant jamais perdu la possession, malgré l’arrêt de la Cour suprême. Le Gouvernement estime, dès lors, que l’Etat n’ayant pas encore demandé l’inscription de son droit de propriété sur le registre foncier, la requête est prématurément introduite et qu’en conséquence, il n’y a pas eu de violation de la Convention.

36.  Les requérants soulignent tout d’abord la situation de doute qui subsiste, aujourd’hui encore, depuis l’arrêt de la Cour suprême. Ils font valoir à cet égard que l’Etat n’a ni inscrit leur droit de propriété sur le registre foncier, ni pris de mesure de rétractation ou d’annulation de la décision de la Cour suprême de Justice. Ils soulignent par ailleurs que trois des locataires de l’immeuble tirent profit de cette situation ambiguë, en refusant le payement du loyer. Ils font valoir, enfin, que l’Etat peut demander à tout moment la radiation du registre foncier du droit de propriété de Mme Letitia Golea dès lors que l’arrêt de la Cour suprême n’a pas été annulé.

37.  La Cour rappelle que le droit de propriété de Mme Letitia Golea sur le bien en litige avait été établi par le jugement définitif du 7 septembre 1993 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. Elle avait donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu précité, § 70).

38.  La Cour relève ensuite que l’arrêt du 11 juillet 1995 de la Cour suprême de Justice a annulé le jugement définitif du 7 septembre 1993 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de Justice a eu pour effet de priver Mme Letitia Golea de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée.

La Cour relève que, certes, le droit de propriété de Mme Letitia Golea n’a pas encore été radié du registre foncier. Toutefois, elle estime que l’omission de l’Etat, après le 11 juillet 1995, d’inscrire son titre de propriété sur ledit registre n’apparaît pas décisive dès lors que l’arrêt de la Cour suprême n’a pas été infirmé et qu’il continue à produire ses effets. A cet égard, la Cour ne saurait ignorer l’incertitude dans laquelle s’est trouvée Mme Letitia Golea et, après son décès, ses héritiers - les requérants, depuis l’arrêt de la Cour suprême, dans l’attente que l’Etat demande la radiation de son droit de propriété du registre foncier et l’inscription du sien. La Cour ne saurait pas non plus ignorer les efforts entrepris par les requérants pour mettre un terme à cette incertitude qui dure depuis plus de sept ans, en demandant la restitution, une deuxième fois, de leur immeuble, en vertu de la loi no 10/2001.

Dans ces circonstances, et compte tenu notamment de l’incertitude qui pèse, aujourd’hui encore, sur les requérants, la Cour estime que, même à supposer que leur privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, ils ont supporté et continuent de supporter une charge spéciale et exorbitante, qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect de leurs biens.

39.  Partant, il y a eu et il continue d’y avoir violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

C.  Sur l’application de l’article 41 de la Convention

40.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1.  Dommage

41.  A titre principal, les requérants demandent que l’Etat soit obligé de prendre les mesures nécessaires afin que la décision de la Cour suprême de Justice ne puisse plus produire ses effets. En particulier, ils souhaitent que les autorités locales rédigent une lettre à l’attention du bureau de registre foncier de Timisoara par laquelle elles exprimeraient de manière expresse leur intention de ne pas se prévaloir des effets de l’arrêt de la Cour suprême de justice du 11 juillet 1995.

Ils entendent recevoir, dans le cas où l’Etat refuse de lever l’incertitude juridique quant à la situation de son immeuble, une somme correspondant à la valeur actuelle de son bien, qu’il estime à 7 605 488 000 lei roumains, soit 227 321,28 euros (« EUR »).

En tous les cas de figure, ils demandent 50 000 francs français (« FRF ») pour le tort moral causé par les « chicaneries des instances judiciaires et du ministère de Justice », par les changements de jurisprudence de la Cour suprême de Justice, par l’incertitude constante maintenue par les autorités à l’égard de leur droit de propriété, ainsi que par l’impossibilité d’encaisser le loyer de certains des locataires.

42.  Le Gouvernement souligne que les requérants ont introduit devant le Conseil local de Timisoara une notification pour la restitution de l’immeuble en vertu de la loi no 10/2001. Cette procédure étant actuellement pendante devant l’autorité compétente, le Gouvernement prie la Cour d’ajourner l’examen de la demande des requérants de satisfaction équitable au titre du préjudice matériel, afin d’éviter un double dédommagement.

Pour ce qui est du préjudice moral, le Gouvernement est d’avis qu’aucun lien de causalité ne saurait être retenu entre le préjudice allégué par les requérants et la perte de propriété subie, en 1995, par Mme Letitia Golea.

43.  En ce qui concerne l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour note que les violations constatées sur le terrain de l’article 6 § 1 concernaient Mme Letitia Golea en sa qualité de victime (voir supra, §§ 31-33). Elle considère dès lors que rien ne lui permet en l’espèce d’indemniser les requérants eux-mêmes en qualité de « parties lésées », au sens de l’article 41 de la Convention. En conséquence, elle n’accorde aucune somme pour le dommage moral qu’auraient subi les requérants à ce titre.

44.  Quant à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour considère que, dans les circonstances de la cause, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. Vu la violation constatée de l’article 1 du Protocole no 1, la meilleure forme de réparation dans cette affaire consisterait dans la restitution du bien en question par l’Etat et d’une indemnité pour préjudice moral (voir notamment l’arrêt Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [G.C.], no 28342/95, §§ 22 et 27, Recueil des arrêts et décisions 1999-VII).

Partant, il y a lieu de réserver la question et de fixer dans trois mois à compter de la date du présent arrêt la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’Etat défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement).

2.  Frais et dépens

45.  Les requérants, qui n’ont pas bénéficié de l’assistance judiciaire du Conseil de l’Europe, sollicitent le remboursement de 20 000 FRF pour les frais engagés dans le cadre des procédures devant les juridictions roumaines ainsi que devant la Commission et la Cour.

46.  Le Gouvernement considère que les frais dont les requérants demandent le remboursement ne sont pas prouvés.

47.  La Cour constate que seule une partie des frais et dépens réclamés ont été réellement et nécessairement exposés et prouvés et sont d’un montant raisonnable. Dans ces conditions, statuant en équité, elle juge approprié d’allouer aux requérants 650 EUR pour leurs frais et dépens.

3.  Intérêts moratoires

48.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR , À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

5.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 650 EUR (six cent cinquante euros) pour frais et dépens, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

b)  que ce montant sera à majorer à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Dit, qu’en ce qui concerne l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la question de l’article 41 ne se trouve pas en état ;

En conséquence,

a)  réserve cette question ;

b)  invite le Gouvernement et le requérant à lui donner connaissance, dans les trois mois à compter de la date du présent arrêt, de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c)  réserve la procédure et délègue au Président le soin de la fixer au besoin ;

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

 

 

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président