DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE GAVRUS c. ROUMANIE

(Requête no 32977/96)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

26 novembre 2002

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gavrus c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32977/96) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Radu Gavrus et Dan Lucian Gavrus (« les requérants ») avaient saisi la Commission Européenne des Droits de l’Homme, le 16 septembre 1996, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le Gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  Les requérants alléguaient en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 28 février 1996, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication était contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, les requérants se plaignent que cet arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Les requérants sont nés respectivement en 1928 et 1936 et résident à Brasov.

9.  En 1934, les parents des requérants achetèrent un bien immobilier sis à Brasov. Ce bien est composé de deux appartements (nos 2 et 3 ).

10.  En 1952, l’Etat prit possession du bien en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne furent jamais notifiés aux parents des requérants. Ceux-ci furent néanmoins autorisés à rester dans l’un des appartements de l’immeuble, en tant que locataires de l’Etat, pendant deux ans, date après laquelle ils furent obligés de quitter leur logement et à déménager dans une autre ville.

A.   La première action en revendication

11.  En 1994, en tant qu’héritiers, les requérants revendiquèrent par une action civile introduite devant le tribunal de première instance de Brasov le bien susmentionné. Les intéressés firent valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des personnes qui exerçaient une profession libérale ne pouvaient être nationalisés et que leur père était avocat au moment de la nationalisation de sa maison.

12.  Par un jugement du 3 juin 1994, le tribunal de première instance de Brasov jugea que c’était par erreur que l’immeuble avait été nationalisé en application du décret no 92/1950, car le père faisait partie d’une catégorie de personnes que ce décret excluait de la nationalisation. Le tribunal constata ensuite que la possession exercée par l’Etat était fondée sur la violence et, par conséquent, jugea que l’Etat ne pouvait pas se prévaloir d’un titre de propriété fondé sur l’usucapion. Les juges décidèrent également que l’Etat n’aurait pas pu davantage s’approprier la maison en application des décrets nos 218/1960 et 712/1966, car ces textes étaient contraires respectivement aux Constitutions de 1952 et 1965. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir la mairie de Brasov et l’entreprise d’Etat R.A. « RIAL » Brasov, gérante de logements d’Etat, de restituer l’immeuble aux requérants.

Le tribunal ordonna de modifier les inscriptions existant sur le registre foncier, en rayant les inscriptions concernant le droit de propriété de l’Etat roumain et d’inscrire le droit de propriété des requérants sur l’immeuble en cause.

13.  En l’absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

14.  Le 3 novembre 1994, les requérants inscrivirent leur droit de propriété sur le registre foncier.

15.  Le 31 juillet 1995, le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

16.  Par un arrêt du 28 février 1996, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 3 juin 1994 et, sur le fond, rejeta l’action en revendication des requérants. Elle constata que l’Etat s’était approprié le bien en question en vertu du décret de nationalisation no 92/1950 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. Par conséquent, le tribunal de première instance de Brasov n’avait pu rendre son jugement, constatant que les requérants n’étaient les véritables propriétaires du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que, de toute manière, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était approprié abusivement.

17.  Le 6 septembre 1996, les requérants notifièrent à RA « RIAL » Brasov, qu’en application de la loi no 112/95, ce dernier ne devrait pas vendre les appartements aux locataires des appartements, car, le 12 août 1996, ils avaient déposé une requête devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, concernant la méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, suite à l’arrêt de la Cour suprême de justice.

18.  Le 17 octobre 1996, l’Etat vendit l’appartement no 2 de l’immeuble à un tiers, J.P., ancien locataire.

B.  La deuxième action en revendication

19.  Le 10 mars 1997, les requérants formèrent une nouvelle action en revendication du bien susmentionné. Ils demandèrent aussi au tribunal de constater la nullité de la décision judiciaire du 28 février 1996 de la Cour suprême de justice, au motif que celle-ci n’était pas signée par tous les juges. Par la même action, ils firent valoir que le jugement du 3 juin 1994 du tribunal de première instance de Brasov n’était annulé par aucune décision judiciaire, devenant ainsi définitif et irrévocable. Ils demandèrent au tribunal de constater que le décret no 92/50 avait été appliqué par erreur dans le cas de leur parents et qu’en conséquence, l’Etat ne pouvait pas se prévaloir d’un titre de propriété valable.

Le 23 mai 1997, J.P., locataire de l’appartement no 2, forma une demande d’intervention, demandant au tribunal de faire constater qu’en application de la loi no 112/95, elle avait acheté l’appartement no 2 le 17 octobre 1996.

Compte tenu de la demande d’intervention de J.P., les requérants demandèrent aussi l’annulation de son contrat de vente du 17 octobre 1996, au motif que l’Etat n’était pas propriétaire de l’immeuble au moment de la vente.

20.  Par jugement du 12 mars 1998, le tribunal de première instance de Brasov rejeta la demande en revendication des requérants, au motif que l’existence de l’arrêt du 28 février 1996 de la Cour suprême de justice ne pouvait pas être niée et qu’il était revêtu de l’autorité de la chose jugée, et ne pouvait être annulé par une autre décision judiciaire. De plus, en application de l’article 2 de la loi no 112/95, les requérants n’avaient pas le droit de se voir restituer l’immeuble car, selon le tribunal, les requérants ne l’habitaient pas en 1989.

Par le même jugement, le tribunal accueillît la demande d’intervention de J.P. et constata que l’intervenante était devenue propriétaire en vertu de la loi no 112/95, à la suite d’un contrat de vente conclu avec l’Etat roumain, qui était le vrai propriétaire à l’époque de la vente.

21.  Les requérants interjetèrent appel contre ce jugement, en faisant valoir que l’arrêt de la Cour suprême de justice n’avait pas décidé l’annulation du jugement définitif du 3 juin 1994 et que son arrêt était nul à défaut d’avoir été signé par tous les juges qui l’avaient rendu. Ils faisaient valoir que l’arrêt de la Cour suprême n’avait pas tranché le fond de l’affaire, mais il avait statué sur une exception, en estimant que les tribunaux n’étaient pas compétents pour analyser l’application du décret no 92/50.

22.  Par décision du 3 novembre 1998, le tribunal départemental de Brasov accueillit l’appel des requérants, annula le jugement du 12 mars 1998 et décida de renvoyer l’affaire pour être jugée à nouveau au fond. Le tribunal constata que la première juridiction avait jugé par erreur que la loi no 112/95 était applicable en l’espèce, car elle ne s’appliquait qu’aux immeubles nationalisés en vertu d’un titre de propriété valable, or, en l’espèce, le tribunal avait même omis d’analyser si l’immeuble était devenu propriété de l’Etat en vertu d’un titre valable.

23.  L’intervenante J.P. fit un recours contre cette décision, au motif que le tribunal de première instance avait rejeté l’action des requérants en raison de l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la Cour suprême de justice. Elle estimait aussi que la juridiction du fond n’avait pas omis de juger le fond de l’action des requérants, mais qu’elle avait jugé que l’immeuble était devenu propriété de l’Etat en vertu du décret no 92/50, qui représentait un titre valable.

24.  Par arrêt du 25 mars 1999, la Cour d’appel de Brasov rejeta le recours de J.P. comme mal fondé.

La Cour d’appel de Brasov jugea que le tribunal de première instance avait comme tâche d’analyser la validité du titre de propriété de l’Etat, en vertu de l’application du décret no 92/50, tâche qui n’avait pas été accomplie par lui.

25.  Par jugement du 20 janvier 2000, le tribunal de première instance de Brasov admit l’action des requérants et rejeta la demande d’intervention de J.P. Il constata ensuite que le bien était devenu propriété de l’Etat en méconnaissant ce décret et décida sa restitution aux requérants. Par le même jugement, le tribunal annula le contrat de vente conclu le 17 octobre 1996 entre l’Etat et J.P. et la modification des inscriptions faites sur le registre foncier concernant l’appartement no 2.

Le tribunal motiva son jugement par la méconnaissance de l’application du décret de nationalisation, par la mauvaise foi de l’intervenante J.P., qui avait acheté l’appartement no 2 sans tenir compte de la notification faite par les requérants.

26.  J.P., la RA « RIAL » Brasov et la mairie de Brasov formèrent appel contre ce jugement.

27.  Par décision du 3 juillet 2000, le tribunal départemental de Brasov accueillit l’appel de J.P., admit sa demande d’intervention et constata son droit de propriété sur l’appartement no 2.

Pour ce qui est des appels de RA « RIAL » Brasov et de la mairie de Brasov, le tribunal y fit droit et rejeta ensuite la demande des requérants visant l’annulation du contrat de vente entre l’Etat et J.P. Le tribunal décida de ne restituer aux requérants que l’appartement no 3, car l’appartement no 2 avait été acheté par J.P., acheteur de bonne foi. En ce qui concerne les inscriptions sur le registre foncier, il ordonna de rayer celles concernant le droit de propriété de l’Etat sur l’appartement no 3 et d’inscrire le droit de propriété des requérants sur le même appartement.

28.  Les requérants formèrent un recours contre cette décision.

29.  Selon les informations fournies par le Gouvernement, à la suite d’une demande des requérants auprès de la Cour suprême de justice, le procès a été transféré à la Cour d’appel de Târgu Mures, pour qu’elle juge le recours.

30.  D’après les mêmes informations, le 15 mars 2001, les requérants ont formé une demande d’ajournement de la procédure en vue de suivre la procédure de restitution prévue par la loi no 10/2001.

C. La demande en restitution en vertu de la loi no 10/2001

31.  Suite à une notification sur la voie de la loi no 10/2001, par lettre du 19 avril 2002, les requérants informèrent la Cour de ce que, par sa décision du 5 octobre 2001, la Commission pour l’application de la loi no 10/2001 « la Commission » avait décidé de leur restituer l’appartement no 3.

32.  Pour ce qui est de l’appartement no 2, acheté et occupé par J.P., la Commission rejeta leur demande de restitution par décision du 9 novembre 2001.

33.  Les requérants formèrent une contestation contre cette dernière décision qui, selon les informations données par eux, fut rejetée par décision du 15 avril 2002 du tribunal départemental de Brasov.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

34.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumarescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Sur l’exception tenant au non-épuisement de voies de recours internes

35.  D’après le Gouvernement, les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Il estime qu’ils sont tenus d’épuiser le recours apparu entre la saisine et la décision sur la recevabilité, conformément à la jurisprudence desdits organes de la Convention.

Il fait valoir que, lors d’une éventuelle nouvelle action en revendication du même immeuble, l’exception de l’autorité de la chose jugée ne saurait être opposée, dans la mesure où l’arrêt de la Cour suprême concernait des aspects de procédure, tandis que l’action en revendication porte sur des aspects de fond. Il estime que ce recours est efficace, suffisant et accessible.

D’autre part, le Gouvernement fait valoir qu’à la suite de l’adoption de la loi no 10 du 8 février 2001, il est loisible aux requérants d’introduire une nouvelle demande en revendication. Il estime qu’en vertu de ladite loi, si la restitution en nature n’est pas possible, il est loisible aux requérants de demander des dédommagements correspondants à la contre valeur de leur immeuble.

Il rappelle que les requérants ont formé une nouvelle action en revendication qui, à la suite de leur demande, a été ajournée pendant le recours, afin qu’ils puissent tenter d’obtenir leur bien en application de la loi no 10/2001.

36.  Les requérants affirment qu’en 1997, ils ont introduit une nouvelle action en revendication, dans laquelle ils ont également demandé l’annulation du contrat de vente entre l’Etat et J.P., locataire de l’appartement no 2.

Pour ce qui est de la loi no 10/2001, ils ne la considèrent pas comme un recours efficace, car elle ne contient pas de dispositions sur l’éventuelle annulation des contrats de vente faits en vertu de la loi no 112/95.

Pour ces raisons, ils demandent que leur requête devant la Cour suive son cours.

37.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Brumarescu c. Roumanie du 28 octobre 1999 précité (§§ 54-55), elle a dit que le Gouvernement, responsable de l’annulation d’un jugement définitif rendu à la suite d’une action en revendication, ne saurait exciper du non-épuisement dû au défaut d’introduction par les requérants d’une nouvelle action en revendication.

Elle note qu’en tout état de cause, en l’espèce, les requérants ont introduit une nouvelle action en revendication et que cette procédure a été suspendue (voir paragraphe 30 ci-dessus). De plus, ils ont également formé une demande en vertu de la loi no 10/2001.

Même si, à la suite de l’adoption de nouvelles réglementations et du revirement de la jurisprudence de la Cour suprême de justice, la voie judiciaire est maintenant ouverte en pareilles circonstances, la Cour considère qu’il serait onéreux de demander aux requérants d’entamer la même procédure une deuxième fois, d’autant plus qu’à la lumière de la jurisprudence contradictoire des tribunaux roumains, l’issue d’une nouvelle action en revendication demeure incertaine, eu égard au principe de l’autorité de la chose jugée ( voir l’arrêt Brumarescu précité, § 50 in fine).

38.  Partant, il y a lieu de rejeter cette exception.

B.  Sur le caractère manifestement mal fondé de la requête

39.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

40.  D’après les requérants, l’arrêt du 28 février 1996 de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

41.  Dans leur mémoire, les requérants font valoir que le refus de la Cour suprême de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner la validité du titre de propriété dont se prévalait l’Etat, est contraire à l’article 6 § 1 de la Convention, garantissant l’accès à un tribunal.

42.  Le Gouvernement demande à la Cour de constater que la possible violation a été temporaire et que, depuis 1996, les requérants ont joui pleinement du droit d’accès à la justice. D’ailleurs, le gouvernement soutient que « les ingérences peuvent passer pour proportionnelles au but poursuivi, notamment le respect des règles de procédure, la solution unitaire de la situation des immeubles nationalisés et la séparation des pouvoirs ».

43.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 28 février 1996 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

44.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumarescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

45.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumarescu précitée.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 28 février 1996 le principe de la sécurité des rapports juridiques et par là, le droit des requérants à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

46.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication des requérants de la compétence des tribunaux est, en soi, contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 précité.

47.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

48.  Les requérants se plaignent que l’arrêt du 28 février 1996 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

49.  Les requérants estiment que l’arrêt de la Cour suprême de justice du 28 février 1996, jugeant que leur immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 3 juin 1994, a constitué une privation de leur droit au respect de leurs biens, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique. Ils font observer qu’à la suite de cet arrêt, la mention de leur droit de propriété a été rayée du registre foncier. De plus, en application de la loi no 112 du 23 novembre 1995, l’Etat a vendu à J.P. l’appartement no 2.

50.  Le Gouvernement roumain est d’avis que la jurisprudence créée par l’affaire Brumarescu précitée trouve application dans la présente affaire.

51.  La Cour rappelle que le droit de propriété des requérants sur le bien en litige avait été établi par un jugement définitif du 3 juin 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. D’ailleurs, les requérants ont pu jouir de leur bien en toute tranquillité, en tant que propriétaires légitimes, du 3 novembre 1994 jusqu’au 28 février 1996. Ils se sont acquittés également des taxes et des impôts immobiliers afférents à leur bien.

Les requérants avaient donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir arrêt Brumarescu précité, § 70).

52.  La Cour relève ensuite que l’arrêt du 28 février 1996 de la Cour suprême a annulé le jugement définitif du 3 juin 1994 et a conclu que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumarescu. La Cour estime donc que cet arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de priver les requérants de leur bien au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir arrêt Brumarescu précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée.

53.  La Cour note que les requérants, suite à leur notification en vertu de la loi no 10/2001, se sont vu restituer l’appartement no 3 de l’immeuble le 5 octobre 2001 (voir paragraphe 31 ci-dessus).

54.  Pour ce qui est de l’appartement no 2, vendu par l’Etat à J.P., leur demande faite en vertu de la loi no 10/2001 a été rejetée, les requérants ne s’étant pas vu restituer cet appartement (voir paragraphes 32 et 33 ci-dessus).

55.  En outre, elle relève que les requérants se trouvent privés de la propriété de l’appartement no 2 depuis maintenant plus de six ans sans avoir perçu d’indemnité reflétant sa valeur réelle, et que les efforts déployés par eux pour en recouvrer la propriété sont à ce jour demeurés vains.

56.  La Cour ne saurait non plus ignorer les démarches entreprises par la suite par les requérants pour recouvrer la jouissance entière de leur propriété, en particulier celles ayant trait aux procédures d’annulation de vente de l’appartement no 3.

57.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu a été rompu et que les requérants ont supporté et continuent de supporter une charge spéciale et exorbitante.

58.  Partant, il y a eu et il continue d’y avoir violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

60.  A titre principal, les requérants sollicitent la restitution du bien litigieux. Ils ont informé la Cour de ce qu’ils n’ont pas la possibilité de payer des spécialistes pour évaluer le préjudice matériel. Selon leur estimation, la valeur de marché de l’appartement no 2 est de 31 882 euros (« EUR ») et la valeur du terrain afférent est de 16 380 EUR. Ils demandent aussi 1 440 dollars américains (« USD »), soit 1 464 EUR, pour le défaut de jouissance du bien.

61.  Le Gouvernement n’a soumis aucune observation sur ce point. Dans ses dernières observations, soumises à la Cour le 31 juillet 2001, il a affirmé qu’il n’était pas encore en mesure de présenter ses observations au titre de l’article 41 de la Convention.

Quant à la demande des requérants sur l’article 41 de la Convention concernant le défaut de jouissance, il souligne que la période pour laquelle les requérants peuvent justifier d’un préjudice est la période écoulée après le recours en annulation. A ce titre, il rappelle que, selon le droit interne, les requérants seraient tenus de maintenir les contrats de location conclus entre l’Etat et les locataires des appartements.

62.  La Cour estime, dans les circonstances de l’espèce, que la restitution du bien litigieux, telle qu’ordonnée par le jugement définitif du tribunal de première instance de Brasov du 3 juin 1994, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient, si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues.

Les requérants s’étant vu restituer l’appartement no 3, restitution confirmée par la décision administrative du 5 octobre 2001 (paragraphe 31 ci-dessus), l’Etat doit donc rétablir le droit de propriété des requérants sur l’appartement no 2 et le terrain y afférent.

63.  A défaut pour l’Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu’il devra verser aux requérants, pour dommage matériel, la valeur actuelle de l’appartement no 2 et du terrain afférent.

64.  Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Brasov, la Cour estime la valeur vénale actuelle du bien à 40 000 EUR.

B.  Dommage moral

65.  Les requérants sollicitent également 15 000 EUR pour le préjudice moral subi.

66.  Le Gouvernement n’a soumis aucune observation sur ce point.

67.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits des requérants au respect de leur bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 4 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Frais et dépens

68.  Les requérants sollicitent le remboursement de 1 214 USD, soit 1 234 EUR, qu’ils ventilent comme suit :

a)  700 USD, soit 711 EUR, pour les frais des procédures internes liées à leurs efforts de se voir réintégrer dans leur droit de propriété ;

b)  105 USD, soit 106 EUR, pour les frais « supplémentaires » payés à titre d’honoraires d’avocats ;

c)  270 USD, soit 274 EUR, pour le temps passé pendant les jours d’audience ;

d)  77 USD, soit 78 EUR, pour les frais liés à leurs déplacements aux audiences occasionnées par les procédures internes ;

e)  62 USD, soit 63 EUR, pour les frais découlant de leur correspondance avec la Cour.

69.  Le Gouvernement affirme que les sommes réclamées par les requérants au titre de frais et dépens encourus pendant les procédures judiciaires internes devraient être justifiées, mais les requérants n’ont produit aucun document justificatif au titre de leurs prétentions.

70.  La Cour observe que les requérants n’ont déposé aucune preuve concernant les frais et dépens demandés. En conséquence, la Cour décide de n’allouer aux requérants aucune somme à ce titre.

D.  Intérêts moratoires

71.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

3  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

4  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

5.  Dit que l’Etat défendeur doit restituer aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, l’immeuble litigieux et le terrain sur lequel il est sis, exception faite de l’appartement et de la partie de terrain correspondante déjà restitués ;

6.  Dit qu’à défaut d’une telle restitution, l’Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans le même délai de trois mois, 40 000 EUR (quarante mille euros), pour dommage matériel, à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

7.  Dit que l’Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans le même délai de trois mois, 4 000 EUR (quatre mille euros), à titre de dommage moral, à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

8.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, les montants indiqués sous 6 et 7 seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, majoré de trois points de pourcentage ;

 

9.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

T.L. Early J.-P. Costa
Greffier adjoint Président