DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE FALCOIANU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requête n° 32943/96)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

9 juillet 2002

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Falcoianu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 juin 2002,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 32943/96) dirigée contre la Roumanie et dont cinq ressortissantes de cet Etat, Mme Rodica Falcoianu, Mme Anca Gabriela Ionita, Mme Nora Mihaela Ionita, Mme Alice Anemarie Ionita et Mme Nicoleta Beatrice Ionita (« les requérantes »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 1er mai 1996, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le Gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. I. Tarcea.

3.  Les requérantes alléguaient en particulier que le refus de la Cour suprême de justice le 19 janvier 1996 de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication était contraire à l'article 6 de la Convention. En outre, les requérantes se plaignaient que cet arrêt de la Cour suprême avait eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel que reconnu par l'article 1 du Protocole n° 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 10 octobre 2000, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Tant les requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  Les requérantes, Falcoianu Rodica, Ionita Anca Gabriela, Ionita Nora Mihaela, Ionita Alice Anemarie et Ionita Nicoleta Beatrice sont des ressortissantes roumaines, nées respectivement en 1942, 1966, 1969, 1967, 1970, et résident à Bucarest.

10.  À une date non précisée, Constantin Ionita, le père et grand-père des requérantes construisit une maison sise à Bucarest.

11.  Le 28 mars 1940 Constantin Ionita acheta un terrain d'une surface de 334 m², sur lequel il construisit une maison. En 1945, l'État réquisitionna l'immeuble pour les besoins du commandement de l'armée soviétique. Une année plus tard, l'État prit possession de cette propriété. En 1950, l'État nationalisa l'immeuble, en invoquant le décret de nationalisation n° 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette expropriation ne furent jamais notifiés au père des requérantes.

A.  L'action en revendication de propriété

12.  Le 12 mai 1993, Rodica Falcoianu, Elena, Georgeta et Alexandru Ionita introduisirent une action en revendication immobilière à l'encontre du conseil municipal de Bucarest et de l'entreprise d'État H, administrateur des logements d'État, devant le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest. Ils faisaient valoir que depuis 1946, l'État roumain utilisait cette maison illégalement et demandait par conséquent à se voir reconnaître le droit de propriété sur la maison et le terrain en tant qu'héritiers.

Par jugement du 9 mai 1994, le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest fit droit à leur demande, confirma leur droit de propriété sur l'immeuble et ordonna à l'État de ne plus entraver la jouissance de leur droit.

13.  Ce jugement fit l'objet d'un appel de la part de Rodica Falcoianu, au motif qu'Elena et Georgeta Ionita n'étaient pas les héritières de Constantin Ionita et que, par erreur, le nom d'Alexandru Ionita figure dans l'action principale car celui-ci n'a aucune relation avec le litige en cause. Une demande d'intervention fut déposée par Anca Gabriela Ionita, Nora Mihaela Ionita, Alice Anemarie Ionita et Nora Beatrice Ionita, celles-ci faisant valoir qu'elles étaient les véritables héritières de leur grand-père Constantin Ionita.

Par décision du 31 janvier 1995, le tribunal départemental de Bucarest admit l'appel de Rodica Falcoianu et la demande d'intervention faite par les autres requérantes, et constata qu' Elena et Georgeta Ionita n'avaient pas la qualité d'héritières. Le tribunal décida de renvoyer la cause pour qu'elle soit jugée de nouveau au fond.

Par jugement du 3 avril 1995, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à la demande de Rodica Falcoianu, relevant que les requérantes intervenantes étaient les seules héritières du propriétaire de l'immeuble et jugeant que la possession exercée par l'État depuis 1946 ne pouvait avoir pour effet le transfert du droit de propriété, car une telle possession était viciée.

Le tribunal admit la demande d'intervention de Anca Gabriela Ionita, Nora Mihaela Ionita, Alice Anemarie Ionita, Nora Beatrice Ionita et constata qu'en l'espèce, Elena, Georgeta, Alexandru Ionita n'avaient pas la qualité pour agir. Le tribunal constata que Rodica Falcoianu et les intervenantes étaient propriétaires du bien immobilier et ordonna au conseil municipal de Bucarest de le restituer aux requérantes.

En l'absence d'appel et de recours, le jugement devint définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.

14.  Le 23 mai 1995, le maire de la ville de Bucarest ordonna la restitution du bien aux requérantes et le 26 mai 1995 l'entreprise d'État H., administrateur du bien, s'exécuta.

B.  Le recours en annulation

15.  À une date non précisée, le procureur général de Roumanie forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 3 avril 1995, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret n° 92/50.

16.  Par arrêt du 19 janvier 1996, la Cour suprême de justice annula le jugement du 3 avril 1995 et rejeta l'action des requérantes. Elle souligna que la loi était un moyen d'acquisition de la propriété, constata que l'État s'était approprié la maison en question le jour même de l'entrée en vigueur du décret de nationalisation n° 92/1950 et rappela que l'application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les instances judiciaires.

Par conséquent, la Cour suprême de justice estima que le tribunal de première instance de Bucarest n'avait pu rendre son jugement constatant que les requérantes étaient les véritables propriétaires de la maison qu'en modifiant le décret susmentionné et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut que de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'État s'était appropriés abusivement.

C.  L'action en évaluation de l'immeuble

17.  Le 29 janvier 2001, le ministère des finances fit une demande devant le tribunal départemental de Bucarest pour l'évaluation du bien immobilier composé de la maison et du terrain.

18.  Une expertise fut effectuée et, par procès-verbal de l'audience du 15 mars 2001, le tribunal décida l'homologation du rapport d'expertise.

19.  Les requérantes se sont opposées à cette procédure d'évaluation effectuée par le Gouvernement, la considérant illégale. Elles considèrent « qu'aucune des parties n'a le droit d'établir son propre cadre procédural, puisque les preuves sont administrées sous les auspices de la Cour européenne, seule en mesure de les évaluer ».

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

20.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

EN DROIT

I.  SUR L'EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

21.  Le Gouvernement estime que le grief concernant le droit à un tribunal indépendant et impartial est incompatible avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. En particulier, il fait valoir que l'objet de l'action devant la Cour suprême de justice était une procédure extraordinaire et que, dès lors, l'article 6 de la Convention ne s'applique non plus en l'espèce.

22.  Les requérantes soulignent que la Cour suprême de justice, dans son arrêt, après avoir décidé qu'aucune juridiction ne pourrait se prononcer sur les actions en revendication des immeubles nationalisés, car ces actions visaient la modification des décrets de nationalisations, a constaté que les requérantes n'avaient aucun titre valable sur l'immeuble en cause, et a donc tranché le fond de l'affaire.

23.  La Cour rappelle que, pour que l'article 6 § 1, sous sa rubrique "civile", trouve à s'appliquer, il faut qu'il y ait "contestation" sur un "droit" que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. En outre, l'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (arrêts Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28 septembre 1995, série A n° 327-A, p. 17, § 44, et Acquaviva c. France du 21 novembre 1995, série A n° 333-A, p. 14, § 46).

Or en l'espèce, la Cour note que l'action des requérantes avait un objet patrimonial et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux, et que la Cour suprême de justice s'est prononcée sur le fond du litige.

24.  Partant, il y a lieu de rejeter cette exception.

II.  SUR LA VIOLATION DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L'ACCÈS A UN TRIBUNAL ET L'ÉQUITÉE DE LA PROCEDURE

25.  Les requérantes allèguent une violation de l'article 6 § 1 de la Convention garantissant le droit d'accès à un tribunal, en raison de l'arrêt du 19 janvier 1996 de la Cour suprême de justice refusant aux juges le droit d'examiner la validité du titre de propriété dont se prévalait l'État. L'article 6 § 1 de la Convention dispose ainsi, dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

26.  Dans leur mémoire, les requérantes font valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l'article 21 de la Constitution roumaine et à l'article 3 du Code civil roumain, qui régit le déni de justice.

En outre, elles considèrent que l'affirmation de la Cour suprême de justice, selon laquelle elles n'étaient pas propriétaires du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l'absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige. Elles ajoutent que le fait que la Cour suprême de justice ait changé de jurisprudence ultérieurement est une preuve que l'erreur a été reconnue.

Elles se plaignent aussi de ce que le procureur général, disposant d'une voie de recours sans condition de délai (le recours en annulation), a annulé une décision définitive, en méconnaissant ainsi le principe de la sécurité des rapports juridiques.

27.  Le Gouvernement ne conteste pas la jurisprudence crée par l'affaire Brumărescu précitée, mais souligne le fait que la méconnaissance du droit d'accès à un tribunal a duré seulement moins d'un an et qu'actuellement les requérantes jouissent pleinement de l'accès à la justice, ouvert par les modifications législatives et jurisprudentielles.

28.  Le Gouvernement ajoute que le procureur général est un tiers par rapport aux parties en litige, et que l'introduction par lui du recours en annulation ne saurait s'interpréter comme menant à un déséquilibre entre les droits processuels des parties. Il estime que ce qui pourrait porter atteinte à l'équité de la procédure serait l'impossibilité pour les parties de contester les observations du procureur général. Il fait référence à la jurisprudence de la Cour en la matière, invoquant les arrêts Vermeulen c. Belgique et Lobo Machado c. Portugal (Recueil des arrêts et décisions 1996-I, 20 février 1996).

29.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 19 janvier 1996 a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.

30.  La Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu c. Roumanie (§§ 61-62), elle a conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l'article 6 § 1 de la Convention.

31.  La Cour estime que rien en l'espèce ne permet de distinguer à cet égard la présente affaire de l'arrêt Brumărescu précité. Elle estime dès lors que l'exclusion par la Cour suprême de justice de l'action en revendication des requérantes de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

32.  Quant à l'équité de la procédure, la Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu, elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 au motif que l'annulation d'un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique.

33.  De surcroît, en appliquant de la sorte les dispositions de l'article n° 330 du Code de procédure civile, tel qu'il était rédigé à l'époque, régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 19 janvier 1996 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, également, le droit des requérantes à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 à la Convention.

34.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention sur ces deux points.

III.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L'INDEPENDANCE ET L'IMPARTIALITE DU TRIBUNAL

35.  Les requérantes se plaignent que, devant la Cour suprême de justice, leur cause n'a pas été jugée par un tribunal indépendant et impartial.

Elles font remarquer d'abord que le président de la Roumanie, à l'époque M. Iliescu, avait déclaré dans un discours tenu dans la ville de Satu-Mare en juillet 1994, que les décisions judiciaires ordonnant la restitution des biens nationalisés pour cause d'illégalité ne devraient pas être exécutées et que ce discours a déterminé un changement d'attitude des juges de la Cour suprême de justice, qui ont accueilli les recours en annulation.

Elles ajoutent que même si le statut des juges de la Cour suprême est prévu par la loi et la Constitution, cela ne signifie pas qu'en l'espèce ils avaient été impartiaux et indépendants.

36.  Le Gouvernement défendeur souligne, sur ce point, que les magistrats de la Cour suprême remplissent toutes les conditions pour être indépendants à l'égard du pouvoir exécutif. Il fait également valoir que les déclarations du président de la Roumanie à Satu-Mare en juillet 1994 n'ont eu aucune valeur contraignante pour les juges de la Cour suprême, mais représentaient seulement une prise de position sur un problème d'actualité à cette date. Il ajoute que la loi n° 56/1993, régissant le fonctionnement de la Cour suprême de justice ne contient aucune disposition permettant « la révocation discrétionnaire des juges ou la possibilité de recevoir des recommandations ou des injonctions de la part d'autres organes ».

En outre, le Gouvernement considère qu'il n'existe aucune preuve du manque d'impartialité des juges et que la Cour suprême de justice peut être considérée comme un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

37.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 31 mai 1995 a été rendu par un tribunal qui peut passer pour indépendant et impartial, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

La Cour note que les déclarations du Président de la Roumanie, sans doute critiques à l'égard du pouvoir judiciaire, s'adressaient en premier lieu à l'administration chargée d'exécuter les décisions de justice et non pas aux tribunaux. Or, rien ne permet à la Cour de conclure qu'en l'espèce ses déclarations auraient influencé les juges de la Cour suprême qui ont statué dans l'affaire des requérantes.

Quant à l'obligation faite aux juges de se conformer à la jurisprudence établie par les sections réunies de la Cour suprême de justice, la Cour rappelle que « la réunion des chambres ou sections d'une juridiction a pour but de conférer une autorité particulière aux décisions de principe les plus importantes que cette juridiction est appelée à rendre. Cette autorité particulière - s'agissant, comme en l'espèce, d'une cour suprême - s'impose aux sections isolées de cette juridiction comme aux juridictions inférieures, sans pour autant porter atteinte à leur droit et à leur devoir d'examiner en toute indépendance les cas concrets qui leur sont soumis » (voir l'affaire Pretto c. Italie, requête n° 7984/77, décision de la Commission du 11 juillet 1979, Décisions et Rapports 16, p. 93).

Par conséquent, la Cour estime que le fait que deux juges ayant tranché l'affaire des requérantes avaient voté auparavant en faveur du changement de jurisprudence de la Cour suprême de justice, ne porte pas atteinte à l'indépendance et l'impartialité consacrée par l'article 6 § 1 de la Convention.

38.  Dès lors, il n'y pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

39.  Les requérantes estiment qu'il n'existe aucun recours effectif contre l'arrêt de la Cour suprême, qui a constitué un abus des autorités. Elles allèguent la violation de l'article 13 de la Convention, qui dispose ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

40.  Le gouvernement n'a pas présenté d'observations sur ce point.

41.  La Cour rappelle que, lorsque le droit revendiqué est un droit de caractère civil, l'article 6 § 1 de la Convention constitue une lex specialis par rapport à l'article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci. Dès lors qu'elle a examiné les griefs des requérantes sur le terrain de l'article 6 § 1 précité, elle n'estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l'article 13 de la Convention (cf. l'arrêt Kudla c. Pologne [GC], n° 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI, 26.10.2000).

V.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 A LA CONVENTION

42.  Les requérantes se plaignent de ce que l'arrêt du 19 janvier 1996 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à leur droit au respect de leur bien, tel que reconnu à l'article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

43.  Les requérantes estiment que l'arrêt de la Cour suprême de justice jugeant que leur propriété appartenait à l'État et annulant le jugement définitif du 3 avril 1995 a constitué une privation de leur bien, privation qui ne poursuivait pas un but d'utilité publique.

Elles estiment que l'État roumain n'a jamais obtenu la propriété sur leur bien en vertu du décret de nationalisation et que, selon les lois roumaines, elles ont toujours été les véritables propriétaires.

Elles font valoir que la possession de l'État a été fondée sur violence et que l'État ne peut invoquer l'usucapion.

D'après les requérantes, l'arrêt de la Cour suprême de justice a mis fin a une situation juridique qui leur était favorable, en jugeant définitivement qu'elles n'avaient pas le droit de revendiquer leur immeuble et que le propriétaire légal de l'immeuble était l'État.

Elles ajoutent qu'une telle décision a provoqué un vrai transfert de la propriété, qui a conduit à la vente par l'État de l'immeuble aux locataires.

En ce qui concerne l'application de la loi de restitution n° 112/1995, les requérantes rappellent que cette loi offre la possibilité de restitution en nature de l'immeuble dans les cas où l'immeuble est libre à la date de leur demande ou si elles y habitaient. Elles rappellent aussi qu'à la date de leur demande l'immeuble avait été déjà vendu à des tiers, que donc la restitution en nature n'était plus possible et qu'elles n'accepteraient pas les indemnités en vertu de cette loi qui sont « dérisoires ».

44.  Dans ses observations, le Gouvernement précise que les requérantes auraient pu bénéficier des mesures de réparation prévues par la loi n° 112 de 1995, selon laquelle les personnes qui se sont vu priver par l'État, en vertu d'un titre, de leurs biens immeubles à usage d'habitation, peuvent être rétablies dans leur droit de propriété, si elles habitent toujours le logement confisqué ou se voir octroyer des dédommagements.

Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement est d'avis que la jurisprudence crée par l'affaire Brumărescu trouve application en l'espèce.

A titre d'information le Gouvernement ajoute qu'à la suite de l'adoption de la loi n° 10/2001, il est loisible aux requérants d'introduire une nouvelle action en revendication.

45.  La Cour rappelle que le droit de propriété des requérantes sur le bien en litige avait été établi par jugement définitif du 3 avril 1995 et relève que le droit ainsi reconnu n'était pas révocable. D'ailleurs, les requérantes ont pu jouir de leur bien en toute tranquillité, en tant que propriétaires légitimes, du 26 mai 1995, date de la restitution de l'immeuble, jusqu'au 19 janvier 1996, date de l'arrêt de la Cour suprême.

Les requérantes avaient donc un bien au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie, § 70).

46.  La Cour relève ensuite que l'arrêt du 19 janvier 1996 de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 3 avril 1995 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l'État. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l'affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l'arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de priver les requérantes de leur bien au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1 (loc. cit., §§ 73-74).

En outre, elle relève que les requérantes se trouvent privées de la propriété du bien depuis maintenant plus de six ans, sans avoir perçu d'indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci.

47.  Dans ces conditions, à supposer même que l'on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d'intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre le 19 janvier 1996 et jusqu'à présent a été rompu, et que les requérantes ont supporté et continuent de supporter une charge spéciale et exorbitante.

48.  Partant, il y a eu et il continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. 

VI.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

49.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage matériel

50.  Les requérantes considèrent qu'à la suite de l'arrêt de la Cour suprême de justice, elles ont perdu le droit de propriété sur l'immeuble en cause, ce qui équivaut à une expropriation abusive, et sollicitent des dédommagements correspondant à la valeur réelle du bien en cause.

Elles demandent une somme correspondant à la valeur actuelle de leur propriété, à savoir, selon le rapport d'expertise soumis à la Cour par elles, 454 427 dollars américains (« USD ») pour la construction et 316 703 USD pour le terrain afférent, au total 771 130 USD, soit 813 051 euros (« EUR »).

51.  Le Gouvernement ne partage pas les conclusions du rapport d'expertise présenté à la Cour par les requérantes, car il considère qu'il s'agit d'une procédure « extrajudiciaire » qui ne peut produire de conséquences juridiques. Il demande à la Cour de prendre en compte les conclusions tirées du rapport d'expertise soumis à la Cour par lui et souligne la légalité de cette expertise, qui a fait l'objet d'une homologation par le tribunal.

Il estime que la valeur réelle de la maison et du terrain est de 666 700 USD, soit 702 944 EUR.

52.  La Cour observe que les requérantes ont incontestablement subi et continuent de subir un préjudice matériel en relation directe avec la violation de l'article 1 du Protocole n° 1 constatée en raison de la privation de la propriété subie. Par conséquent, la somme réclamée à titre de préjudice matériel ne peut que découler à la privation de propriété subie par les requérantes après la décision du 19 janvier 1996 de la Cour suprême de justice.

53.  Elle note que les requérantes considèrent que la restitution de l'immeuble n'est plus possible car, en application de la loi n° 112/1995, l'État a vendu l'immeuble aux locataires et qu'en conséquence elles demandent la contre-valeur de leur bien.

54.  La Cour décide que l'État défendeur devra verser aux requérantes, dans un délai de trois mois à compter du prononcé du présent arrêt, au titre du dommage matériel, la valeur actuelle du bien immobilier.

55.  Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l'important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.

Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la maison et du terrain y afférent à 667 000 USD, soit 703 260 EUR.

 

B.  Dommage moral

56.  Les requérantes sollicitent aussi 200 000 USD, soit 210 872 EUR, pour le préjudice moral subi du fait des graves souffrances que leur aurait infligé la Cour suprême de justice en 1996, en les privant de leur bien une deuxième fois, après qu'elles eurent réussi, en 1995, à mettre un terme à la violation de leur droit par les autorités communistes pendant plus de quarante ans.

57.  Le Gouvernement s'élève contre cette prétention, en estimant qu'aucun préjudice moral ne saurait être retenu, les requérantes n'ayant pas démontré de lien de causalité entre leurs prétendues souffrances et les violations alléguées de la Convention. De surcroît, le Gouvernement est d'avis que l'arrêt de la Cour pourrait constituer par lui-même une réparation équitable.

58.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits des requérantes au respect de leurs biens, d'accès à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 40 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.

C.  Intérêts moratoires

59.  La Cour a jugé approprié de fixer le taux d'intérêt moratoire à 7,25 % l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de l'absence d'un procès équitable ;

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du défaut d'accès à un tribunal;

4.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du revirement de la jurisprudence de la Cour suprême de justice ;

5.  Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention ;

6.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

7.  Dit que l'État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 703 260 EUR (sept cent trois mille deux cent soixante euros), pour dommage matériel, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

8.  Dit que l'État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans le même délai, 40 000 EUR (quarante mille euros) pour dommage moral, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

9.  Dit que les montants indiqués sous les points 7 et 8 seront à majorer d'un intérêt simple de 7,25 % l'an à compter de l'expiration desdits délais et jusqu'au versement ;

10.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

T.L. Early J.-P. Costa
Greffier adjoint Président