DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE DRAGNESCU c. ROUMANIE

(Requête no 32936/96)

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

26 novembre 2002

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dragnescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32936/96) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Alexandra Zamfira Maria Dragnescu (« la requérante »), avait saisi la Commission Européenne des Droits de l’Homme, le 10 juin 1996, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  La requérante alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice, le 19 décembre 1995, de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire à l’article 6 de la Convention. En outre, la requérante se plaint que cet arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 2 octobre 2000, se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  La requérante est née en 1938 et réside à Bucarest.

10.  En 1933, les parents de la requérante construisirent une maison sise à Bucarest. La maison est composée de trois appartements.

11.  En 1950, l’Etat prit possession de la maison des parents de la requérante en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Ni les motifs ni la base légale de cette privation de propriété ne furent jamais notifiés aux parents de la requérante. Une année plus tard, ceux-ci furent expulsés de leur maison.

A.  La première action en revendication

12.  Le 18 novembre 1993, en tant qu’héritière, la requérante saisit le tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest d’une action en revendication immobilière. L’intéressée fit valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient être nationalisés et que son père en était au moment de la nationalisation.

13.  Par un jugement du 27 décembre 1993, le tribunal releva que c’était par erreur que la maison avait été nationalisée en vertu du décret, car le père de la requérante faisait partie d’une catégorie de personnes que ce décret excluait des actions de nationalisation. Le tribunal ordonna dès lors aux autorités administratives, à savoir la mairie de Bucarest et l’entreprise d’Etat T., gérante de logements d’Etat, de restituer la maison à la requérante.

14.  En l’absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

15.  Le 2 février 1994, le maire de Bucarest ordonna la restitution de la maison à la requérante et, le 29 mars 1994, l’entreprise d’Etat T., administratrice de la maison, s’exécuta, ainsi qu’il ressort du procès-verbal dressé à cette occasion.

16.  A partir de 1994, la requérante commença à acquitter les taxes foncières afférentes à la maison, qu’elle continua à payer jusqu’en janvier 1996.

17.  Selon la requérante, après la restitution de la maison, elle occupa l’appartement no 2 que le locataire d’Etat avait quitté.

18.  Selon le Gouvernement, le 4 février 1994, la requérante vendit l’appartement no 1, occupé par les locataires d’Etat, (le rez-de-chaussée) à M.B. Ce dernier fit inscrire son droit de propriété sur ce logement sur le registre de publicité immobilière auprès du tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest.

19.  La requérante forma ensuite une action en expulsion des locataires de l’appartement no 1. L’action fut accueillie le 22 juin 1994. L’appel des locataires fut admis par le tribunal départemental de Bucarest le 20 juin 1996 et la demande d’expulsion rejetée, car, entre temps, la requérante avait de nouveau perdu la propriété de la maison.

20.  En effet, à une date non précisée, le procureur général de la Roumanie, forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 27 décembre 1993, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

21.  Par un arrêt du 19 décembre 1995, la Cour suprême de justice annula le jugement du 27 décembre 1993 et rejeta l’action de la requérante. Elle souligna que la loi était un moyen d’acquisition de la propriété, constata que l’Etat s’était approprié la maison en vertu du décret de nationalisation no 92/1950, et rappela que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. La Cour suprême de justice estima que le tribunal de première instance n’avait pu rendre son jugement qu’en modifiant le décret susmentionné et, dès lors, en outrepassant ses attributions et en empiétant sur celles du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice confirma le droit des anciens propriétaires d’introduire des actions en revendication, mais jugea qu’en l’espèce la requérante n’avait pas apporté la preuve de son droit de propriété, tandis que l’Etat avait démontré que son titre était fondé sur le décret de nationalisation. Elle conclut que de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était approprié abusivement.

22.  Le 17 mai 1996, le maire de la ville de Bucarest ordonna l’annulation de la décision de restitution de la maison du 2 février 1994.

B.  Développements postérieurs à l’arrêt de la Cour suprême de justice

23.  Selon les informations fournies par le Gouvernement, deux actions en annulation du contrat de vente conclu le 4 février 1994 avec M.B. furent formées : l’une par les locataires dudit immeuble et l’autre par la mairie de Bucarest. Une autre action en expulsion à l’encontre des locataires dudit appartement fut formée, cette fois par M.B. Les trois actions furent adjointes.

24.  Par jugement du 13 mars 1998, le tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest statua sur les trois actions, en accueillant la demande en expulsion de M.B. et en rejetant les demandes en annulation formées par les locataires et la mairie de Bucarest.

25.  Par décision du 13 mars 1998, le tribunal départemental de Bucarest rejeta les appels des locataires et de la mairie de Bucarest comme mal fondés.

26.  Par arrêt du 16 décembre 1999, la cour d’appel de Bucarest rejeta le recours des locataires, au motif que ceux-ci, pendant la procédure de recours, avaient renoncé à l’action. Ainsi, le jugement du 13 mars 1998 devint définitif.

C.  Deuxième action en revendication

27.  Le 18 avril 1997, la requérante introduisit une nouvelle action en revendication devant le tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest.

28.  Par jugement du 15 mai 1997, le tribunal fit droit à l’action en constatant le droit de propriété de la requérante sur la maison. Ce jugement devint définitif en l’absence de recours.

D.  L’action en restitution de propriété fondée sur la loi no 112/1995

29.  Le 7 mai 1996, la requérante déposa une demande auprès de la commission administrative pour l’application de la loi no 112/1995 (ci -après « la commission administrative ») sollicitant la restitution en nature de l’immeuble et des loyers reçus par l’Etat des locataires de la maison.

30.  Par décision du 24 mars 1998, la commission administrative restitua à la requérante la maison et rejeta la demande visant la restitution du loyer perçu par l’Etat. Par une deuxième décision du 16 juillet 1998, elle modifia le contenu de la décision du 24 mars 1998, restituant à la requérante les appartements nos 2 et 3 de la maison.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

31.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

 

 

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Sur l’exception concernant la perte de la qualité de victime

32.  Le Gouvernement réitère l’exception concernant la perte de la qualité de victime de la requérante. D’après lui, le fait que la restitution de l’immeuble constituait le grief de la requérante, et qu’elle l’a recouvré, lors de la deuxième action en revendication, entraîne, pour la requérante, la perte de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention.

En ce sens, il estime qu’ainsi, la requérante a vu satisfaire tous ses griefs, ce qui équivaut à un « règlement devant les tribunaux internes ». Invoquant l’arrêt Klass et autres c. Allemagne et les décisions de l’ancienne Commission Preikhzas c. Allemagne et Donnelly c. Royaume-Uni, le Gouvernement prie la Cour de constater que les droits de la requérante n’ont jamais été affectés et, par conséquent, de rayer la requête du rôle.

33.  La requérante invite la Cour à poursuivre l’examen de l’affaire. Elle fait valoir qu’elle a été privée de son bien pour la période écoulée entre la décision de la Cour suprême de justice (le 19 décembre 1995) et la date du jugement sur la deuxième action en revendication reconstituant son droit de propriété sur son bien (le 15 mai 1997).

34.  La Cour note que, pour ce qui est de cette période qui s’est écoulée, la requérante peut se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 34 de la Convention.

35.  Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

B.  Sur le caractère manifestement mal fondé de la requête

36.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer la requête recevable.

 

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L’ACCÈS À UN TRIBUNAL ET L’ÉQUITÉE DE LA PROCEDURE

37.  D’après la requérante, l’arrêt du 19 décembre 1995 de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

38.  Dans son mémoire, la requérante fait valoir, en substance, que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. En outre, elle fait valoir que l’affirmation de la Cour suprême, selon laquelle la requérante n’était pas propriétaire du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l’absence de compétence des juridictions pour trancher le fond du litige.

39.  Le Gouvernement admet que la requérante s’est vu opposer un refus d’accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et qu’en tout état de cause il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

40.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 19 décembre 1995 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

41.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1, au motif que l’annulation d’un arrêt définitif est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

42.  La Cour considère que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu précitée.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 19 décembre 1995 le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit de la requérante à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

43.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est, en soi, contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

44.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

45.  La requérante se plaint que l’arrêt du 19 décembre 1995 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

46.  La requérante estime que l’arrêt de la Cour suprême de justice jugeant que son immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 27 décembre 1993, a constitué une privation de son droit au respect de ses biens, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique. Elle fait observer qu’en application de la loi no 112 du 23 novembre 1995, l’Etat a vendu à des tiers l’appartement no 3. Or, ce n’est que le 15 mai 1997 que la requérante a vu à nouveau confirmer son droit de propriété sur le bien.

Elle ajoute que, pour cette période, elle n’a pas pu payer l’impôt afférent à sa maison, car elle n’était pas considérée comme propriétaire de la maison. De plus, le locataire qui a acheté l’appartement no 3 à l’Etat a conclu un contrat de location avec la I.C.R.A.L (administrateur des logements d’Etat), payant à l’Etat le loyer.

Elle note que, même si son droit de propriété a été reconnu le 15 mai 1997, elle a vécu une période de grande incertitude entre la date de la décision de la Cour suprême de justice et la date où elle a repris la possession de sa propriété, qu’elle a encouru des dépenses importantes dans les diverses procédures judiciaires liées à la restitution de la maison et que, entre la date de l’issue de sa première action en revendication et celle de la deuxième, l’Etat a perçu des loyers sur sa propriété, qu’il n’a jamais restitués.

47.  Le Gouvernement précise pour sa part que, si la Cour devait constater l’existence d’un préjudice matériel pour la période écoulée entre le 19 décembre 1995 et le 15 mai 1997, elle devrait tenir compte du fait que, selon les lois internes, la requérante était tenue de prolonger les baux des locataires de sa maison et qu’ainsi elle ne pourrait se considérer victime que pour l’éventuel manque à gagner.

48.  La Cour rappelle que le droit de propriété de la requérante sur le bien en litige avait été établi par un jugement définitif du 27 décembre 1993 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. D’ailleurs, la requérante a pu jouir de son bien en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, du 27 décembre 1993 jusqu’au 19 décembre 1995. Elle s’est acquittée également des taxes et des impôts immobiliers afférents à son bien.

La requérante avait donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 précité (voir arrêt Brumărescu, § 70).

49.  La Cour relève ensuite que l’arrêt de la Cour suprême a annulé le jugement définitif du 27 décembre 1993 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de justice du 19 décembre 1995 a eu pour effet de priver la requérante de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement à la situation ainsi créée.

50.  La Cour relève également que le 4 février 1994, la requérante a vendu l’appartement no 1 de la maison à M.B. (voir paragraphe 18 ci-dessus). En conséquence, elle ne pourrait pas se prétendre victime d’une violation des dispositions de la Convention quant à cet appartement.

Pour ce qui est des appartements nos 2 et 3 de la maison, la Cour relève que la requérante s’est vu reconnaître comme propriétaire pour la deuxième fois de sa maison, par jugement définitif du 15 mai 1997 du tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest.

La Cour observe que la requérante s’est trouvée privée de la propriété sur lesdits appartements du 19 décembre 1995 jusqu’au 15 mai 1997, sans percevoir d’indemnisation (voir arrêt Surpaceanu c. Roumanie du 21 mai 2002, §§ 45-49).

51.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété a servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu a été rompu, et que la requérante a supporté pour cette période une charge spéciale et exorbitante.

52.  Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

 

 

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

53.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

54.  La requérante sollicite une indemnisation pour la privation de propriété subie entre 1995 et 1997. Elle fait valoir qu’une « situation insupportable » a duré pendant cette période et s’en remet à la sagesse de la Cour quant au montant équivalent à cette indemnisation.

55.  Le Gouvernement estime que, pour la période écoulée entre décembre 1995 et mai 1997, l’article 41 de la Convention n’exige l’octroi d’une satisfaction équitable que si le droit de l’Etat en cause ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de la violation de ses droits. Or l’objet principal de la requête devant la Cour était la restitution en propriété de l’immeuble, qui a été respectée en espèce.

Il considère, à titre subsidiaire, que la requérante pouvait demander une somme correspondant au manque à gagner mais que, selon les lois internes en vigueur à cette époque, elle était tenue de prolonger les contrats antérieurs de location, avec les loyers légaux. Il estime que le montant que la requérante aurait pu percevoir des locataires est de 79 967 lei roumains, soit 2, 47 euros (« EUR »).

Il rappelle l’arrêt P.M. c. Italie du 11 janvier 2001, ou la Cour « a constaté que la requérante était tenue de maintenir dans l’immeuble des contrats de location établis antérieurement et a rejeté partiellement sa demande de remboursement ».

56.  La Cour note que la requérante s’est vu rétablir son droit de propriété sur les seuls appartements nos 2 et 3 par jugement du 15 mai 1997 du tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest.

57.  La Cour relève que la requérante a pu jouir de facto de l’appartement no 2 pendant toute cette période (voir paragraphes 15 et 17 ci-dessus).

58.  Dès lors, pour la privation de propriété subie, compte tenu de la jouissance de facto susmentionnée et du prix du marché immobilier, la Cour estime qu’il y a lieu d’allouer en équité à la requérante 4 000 EUR à ce titre.

 

B.  Dommage moral

59.  La requérante sollicite aussi une réparation pour le préjudice moral subi du fait de l’existence de l’arrêt de la Cour suprême de justice, qui l’a privée de son bien une deuxième fois, après qu’elle eut réussi, en 1993, à mettre un terme à la violation de son droit par les autorités communistes pendant quarante ans. Elle n’avance pas de chiffre à cet égard.

60.  Le Gouvernement fait observer que la requérante ne sollicite pas de dédommagements pour le préjudice moral. Il considère que l’arrêt de la Cour européenne constitue, en soi, une satisfaction équitable.

61.  La Cour observe que la requérante a sollicité devant la Cour une indemnisation du préjudice moral qu’elle a subi, dans ses observations formulées le 12 juillet 1999.

62.  Elle considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de la requérante au respect de ses biens, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 400 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Intérêts moratoires

63.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR , À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

3  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

4  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

 

5.  Dit que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes que ces montants sont à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i.  4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage matériel ;

ii.  400 EUR (quatre cents euros) à titre de dédommagements moraux.

6.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, les montants indiqués sous 5 seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, majoré de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

T.L. Early J.-P. Costa
Greffier adjoint Président