AFFAIRE DALBAN c. ROUMANIE

 

CASE OF DALBAN v. ROMANIA

 

 

(Requête n°/Application no. 28114/95)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT/JUDGMENT

 

STRASBOURG

 

28 septembre / September 1999

 

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.

 

This judgment is subject to editorial revision before its reproduction in final form in the official reports of selected judgments and decisions of the Court.

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

12.  Journaliste et directeur du magazine hebdomadaire local Cronica Romaºcanã, M. Ionel Dalban habitait Roman jusqu'à son décès, survenu le 13 mars 1998.

13.  Le 23 septembre 1992, le requérant publia dans le numéro 90/1992 dudit magazine un article, intitulé « Des dizaines de millions fraudés à IAS de Roman », dévoilant les fraudes prétendument commises par le directeur de l'entreprise agricole d'Etat FASTROM (ex IAS) de Roman, G.S. En

citant des rapports de la section économique de la police générale, il écrivit notamment :

« (...) une nouvelle fraude ayant des proportions incroyables a été découverte à FASTROM SA Roman, l'ex IAS (entreprise agricole d'Etat), avec au premier plan un privilégié de la nomenklatura communiste locale, Monsieur G.S. Les dégâts qu'il a causés [...] s'élèvent, selon les estimations de la police économique et d'autres experts, à plus de 23 millions de lei ! La fraude consiste dans l'enregistrement de marchandises dans l'inventaire du dépôt central [de FASTROM Roman], marchandises qui sont introuvables dans les inventaires des entreprises subordonnées. Il a été établi que beaucoup de ces marchandises ont été remplacées par des marchandises dont avaient besoin Monsieur G.S. et ses proches, ou bien ont été échangées en lei partagés ensuite d'une manière fraternelle. Voilà des agissements qui rappellent les bandits de grand chemin, sans foi ni loi (Jaf ca-n codru)!...

L'opinion publique de Roman se demande comment cela a été possible. Peut-être que Monsieur le sénateur R.T., qui, jusqu'à présent [...], a été le représentant de l'Etat au sein de l'entreprise FASTROM Roman, nous donnera des éclaircissements. En cette qualité il a reçu comme traitement, chaque mois, des centaines de milliers de lei. Pour quelles raisons ou autrement dit comment il a défendu les intérêts de l'Etat, on a bien vu (...) »

14.  Le 6 janvier 1993, le requérant publia (dans le numéro 104/1993 du magazine) un article dans lequel on pouvait lire :

« Une Dacia break [appartenant à la société FASTROM] a été « acquise » pendant un an et demi par le sénateur R.T., de vendredi jusqu'à lundi, pour l'amener et le ramener de l'aéroport de Bacãu (chauffeur R.M.), histoire déjà finie, mais pas oubliée encore ».

15.  Estimant ces propos diffamatoires, G.S. et R.T. engagèrent des poursuites à l’encontre de M. Dalban en invoquant l’article 206 du code pénal (C.P.).

16.  Le 24 juin 1994, le tribunal de première instance (judecãtoria) de Roman condamna le requérant du chef de diffamation à trois mois de prison avec sursis et au paiement de trois cent mille lei aux parties civiles R.T. et G.S. En outre, le requérant se vit interdire l'exercice de la profession pour une période indéterminée.

17.  Selon le tribunal, bien que G.S. eût fait l'objet de deux enquêtes pénales, le parquet avait prononcé les 7 septembre 1990 et 10 décembre 1992 des non-lieux quant aux infractions d'abus de biens sociaux et d’agissements d’un fonctionnaire ayant causé un préjudice aux intérêts publiques (abuzul în serviciu contra intereselor obºteºti) (article 248 C.P.).

En ce qui concerne R.T., le tribunal constata que, en sa qualité de membre du Conseil des Représentants de l'Etat, il avait reçu un traitement de 55 000 lei entre juin 1991 et juillet 1992, et non pas des « centaines de milliers » de lei. En outre, aux termes du règlement intérieur du Sénat, « les préfectures, pour l'exercice des activités sénatoriales, mettront à la disposition des sénateurs un moyen de transport et une secrétaire » et que,

dans une lettre n° 4849/1991, la Préfecture du département de Neamþ avait demandé à la direction de l'entreprise FASTROM Roman de mettre une voiture à la disposition du Bureau sénatorial de Roman. Les juges conclurent que les affirmations du requérant ne correspondaient pas à la réalité.

18.  Le requérant interjeta appel. Selon lui, les rapports de la section économique de la police à l’origine de l’inculpation de G.S., les procès-verbaux dressés par des inspecteurs financiers respectivement les 19 juin, 26 juin et 18 décembre 1992, ainsi que les déclarations des membres du conseil d'administration et du syndicat de la société FASTROM Roman faisaient état d’opérations comptables illégales attribuées à G.S., directeur de la société. Les sommes en jeu s'élevaient, selon ces documents, à plus de 23 millions de lei.

19.  Quant à R.T., le requérant fit valoir que le tribunal de première instance avait reconnu dans le jugement du 24 juin 1994 qu’il utilisait une voiture de la société FASTROM Roman. Au sujet de l’affirmation relative au traitement reçu par R.T., M. Dalban nia tout caractère diffamatoire, malgré l'erreur avouée portant sur le montant du traitement.

20.  Par un arrêt du 7 décembre 1994, le tribunal départemental (tribunalul judeþean) de Neamþ maintint, par deux voix contre une, la peine de prison et les dommages accordées aux parties civiles en première instance. Constatant que G. S. avait bénéficié de deux non-lieux, la juridiction considéra, sans examiner les rapports de police fournis par le requérant pour justifier ses affirmations, que celles-ci ne correspondaient pas à la réalité. Quant au sénateur, le tribunal reconnut que l'utilisation de la voiture était légale.

L'interdiction d'exercer le métier de journaliste fut en revanche révoquée « en raison du comportement positif du requérant ».

21.  Le juge dissident, M.C., conclut ainsi dans son opinion :

« (...) Dévoiler la vérité est une condition sine qua non pour éloigner les insuffisances et défendre les intérêts de la société. Ces intérêts sont prioritaires par rapport à la défense – à tout prix – de nos réputations. Conscience éveillée de la cité, le journaliste a le droit et l'obligation de mettre en débat les institutions et leurs hommes, afin de contrôler si leur travail est satisfaisant, s'ils justifient le mandat dont ils ont été investis et si le prestige qui les entoure est authentique ou faux. Personne n'est infaillible et ne peut prétendre l'être.

Il me semble injuste de condamner le journaliste Ionel Dalban, tant que celui-ci n'a fait que remplir son devoir de journaliste d'une manière objective, désireux de contribuer à assainir le climat moral de la ville dans laquelle il vit et travaille (...) ».

22.  Malgré cette condamnation, le requérant continua à publier des informations concernant la fraude prétendument commise par G.S.

 

Par ailleurs, le requérant ne procéda pas au paiement des dommages aux parties civiles.

23.  A la suite de ces révélations, la Commission d'enquête des abus du Parlement roumain saisit le parquet de Neamþ.

24.  D'autre part, l'organisation non-gouvernementale « La Ligue Démocratique pour la Justice » reprit ces révélations, de sorte que le parquet de Roman ouvrit le 20 juillet 1994 une nouvelle information judiciaire contre G.S.

25.  Après la condamnation du requérant, d'autres journaux, dont le quotidien national de grand tirage Adevãrul, publièrent des articles sur le même sujet.

26.  De nombreux journaux considérèrent la condamnation du requérant comme une « tentative d'intimidation » de la presse.

27.  Le 24 avril 1998, le parquet a saisi la Cour Suprême de Justice d’un recours en annulation des deux décisions judiciaires litigieuses au motif que les éléments constitutifs de l’infraction de diffamation faisaient défaut en l’espèce.

28.  Par un arrêt du 2 mars 1999, la Haute Juridiction a accueilli ledit recours. En ce qui concerne la condamnation pour diffamation à l'égard de G. S., elle a acquitté le requérant estimant qu'il avait agi de bonne foi. Quant à la diffamation relative à R. T., la cour a cassé les deux jugements litigieux, et tout en considérant juste la condamnation de M. Dalban, a prononcé l’arrêt des poursuites en raison du décès de celui-ci.

II. éléments de droit interne

29.  Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :

Article 206

« L'affirmation ou l'imputation en public d'un certain fait concernant une personne, fait qui, s'il était vrai, exposerait cette personne à une sanction pénale, administrative ou disciplinaire, ou au mépris public, sera punie d'emprisonnement de trois mois à un an ou d'une amende. »

Article 207

« La preuve de la vérité des affirmations ou des imputations peut être accueillie si l'affirmation ou l'imputation ont été commises pour la défense d'un intérêt légitime. Les agissements au sujet desquels la preuve de la vérité a été faite ne constituent pas l'infraction d'insulte ou de diffamation. »

30.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisent ainsi :

Article 385-9

« L'appel peut être interjeté dans les cas suivants :

(...) (10). lorsque le tribunal ne s'est pas prononcé soit sur un fait retenu à la charge de l'inculpé dans l'ordonnance de renvoi, soit sur certaines preuves administrées, soit sur certaines demandes essentielles pour les parties, qui pourraient garantir leurs droits ou influer sur l'issue du procès ;

(...) »

Article 504

« Toute personne ayant fait l'objet d'une décision de condamnation définitive bénéficie de la part de l'Etat au droit à la réparation du préjudice subi si, à la suite d'un nouveau jugement de la cause, il est établi par décision définitive que la personne n'a pas commis le fait imputé ou que ce fait n'existe pas.

(...).

Sera exceptée du droit à la réparation du préjudice la personne qui, pendant la période de l'instruction ou du jugement, avec intention manifeste et par suite de faute grave, a empêché ou tenté d'empêcher l'établissement de la vérité.

Les personnes désignées à l'alinéa 1 et 2 qui, avant leur arrestation, occupaient un emploi, auront droit au calcul de l'ancienneté et de la continuité dans le travail de l'ancienneté et de la continuité de la période d'emprisonnement ou du travail correctionnel.  »

Article 505

« L’action en réparation du préjudice peut être intentée par la personne ayant subi le préjudice, conformément à l’article 504, et, après son décès, peut être poursuivie ou intentée par les personnes qui se trouvaient à sa charge.

L’action peut être démarrée dans un délai d’un an à parti de la date de la décision définitive d’acquittement ou de la date de l’ordonnance d’arrêt des poursuites. »

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

31.  M. Dalban avait saisi la Commission le 20 avril 1995. Invoquant les articles 6 § 1 et 10 de la Convention, il se plaignait du caractère inéquitable de son procès et d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

32.  La Commission a retenu la requête (n° 28114/95) le 9 septembre 1996. Dans son rapport du 22 janvier 1998 (article 31), elle conclut à

l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 10 et qu’il n’y a pas lieu d’examiner en l’espèce s’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (trente et une voix contre une). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt.

conclusions présentées à la cour

33.  Le conseil de Mme Dalban invite la Cour à constater la violation de l’article 10 et à allouer à sa cliente une satisfaction équitable de 250 000 000 lei pour dommage matériel et moral.

34.  Le Gouvernement prie la Cour, à titre principal, de rayer l'affaire du rôle, la veuve du requérant n'invoquant plus, selon lui, un intérêt personnel en la poursuite de la procédure. Subsidiairement, il ne conteste pas qu'il y eu violation de l'article 10, mais invite la Cour à rayer l'affaire au motif que l'arrêt de la Cour Suprême de Justice du 2 mars 1999 aurait réparé ladite violation. Quant au grief tiré de l'article 6 § 1, le Gouvernement demande à la Cour de juger que cette disposition n'a pas été méconnue. Il préconise enfin le rejet des prétentions présentées par Mme Dalban en vertu de l'article 41.

en droit

  1. sur l'objet du litige
  2. 35.  Dans une lettre du 16 décembre 1998 adressée à la Cour, Me Popa dénoncé une violation de son cabinet d'avocat et le vol de certains documents relatifs à l'affaire en question ainsi que l'interception par des inconnus de deux lettres à la Cour.

    36.  Le Gouvernement souligne le défaut de pertinence de ces griefs « par rapport à l'objet de la requête (…) ».

    37.  Ces griefs n'ayant pas été soulevés au stade de la recevabilité devant la Commission, ils ne sauraient relever du litige dont la Cour est saisie (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Janowski c. Pologne du 21 janvier 1999, Recueil 1999-..., p. …, § 19).

  3. sur la DEMANDE DE RADIATION DU RôLE
  4. 38.  Dans ses observations du 1er juin 1999 adressées à la Cour, le Gouvernement préconise la radiation du rôle de l'affaire au motif que la veuve du requérant, dans son mémoire du 31 août 1998, n'invoquerait plus, comme c'était le cas dans sa requête du 5 mai 1998, un intérêt personnel dans la poursuite de la procédure, mais se référerait à l'intérêt de son défunt époux.

    39.  La Cour constate, d’abord, que le requérant fut condamné par les tribunaux roumains pour diffamation par voie de presse. Elle estime que la veuve de M. Dalban a un intérêt légitime à faire constater que la condamnation de ce dernier a eu lieu en méconnaissance du droit à la liberté d’expression invoqué par celui-ci devant la Commission.

    Par conséquent, la demande du Gouvernement visant la radiation du rôle de l’affaire doit être rejetée. La Cour reconnaît à Mme Dalban qualité pour se substituer désormais au requérant en l’espèce.

  5. sur la violation alléguée de l'article 10 de la Convention

40.  Selon le requérant, sa condamnation pour diffamation a porté atteinte à son droit à la liberté d'expression garanti par l'article10 de la Convention, dont le texte est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la perte de qualité de « victime »

41.  La Cour note tout d'abord que l'arrêt de la Cour de Suprême de Justice du 2 mars 1999, accueillant le pourvoi extraordinaire du parquet, a annulé les deux jugements de condamnation à l'origine du grief tiré de l'article 10 (paragraphe 28 ci-dessus).

 

 

42.  Dans ses observations du 1er juin 1999, le Gouvernement soutient qu'en ce qui concerne la condamnation du requérant pour diffamation de G. S., la Haute Juridiction a prononcé un acquittement estimant que M. Dalban avait agi de bonne foi. Cette conclusion, cumulée avec la possibilité pour la veuve de récupérer par la voie judiciaire civile les dommages prétendument subis, constitue, selon le Gouvernement, une reconnaissance « en substance de l'éventuelle violation de la Convention et permet pleinement la réparation dans l'ordre juridique interne ». Il invite par conséquent la Cour a rejeter la requête pour perte de la qualité de « victime ».

Quant à la condamnation pour diffamation du sénateur R. T., le Gouvernement souligne que la Cour Suprême a cassé les deux décisions objet du pourvoi du parquet « et, après un nouveau jugement, [elle] a prononcé le non-lieu suite au décès de l'inculpé ». Considérant qu'il a ainsi été porté remède à la violation alléguée de l'article 10, le Gouvernement « s'en remet à la sagesse de la Cour ».

43.  Le conseil de Mme Dalban juge l'arrêt de la Cour Suprême comme « un vrai réquisitoire à l'adresse » du défunt requérant et « une apologie explicite de R. T. ».

44.  Dans son arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, la Cour a réaffirmé qu'« une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention » (Recueil 1996-III, p. 846, § 36).

En l'occurrence, même si l'arrêt de la Cour Suprême de Justice, cassant les jugements attaqués au motif que le requérant avait agi de bonne foi sur la base de documents officiels relatifs à G. S. (paragraphe 28 ci-dessus), pourrait passer pour une reconnaissance en substance de la restriction injustifiée du « droit à la liberté d'expression », la Cour estime que ledit arrêt ne fournit pas une réparation adéquate au sens de sa jurisprudence. En effet, d'une part, bien que le Gouvernement cite les articles 998 et 999 du code civil et 505 du code de procédure pénale (paragraphe 30 ci-dessus), il n'est pas clair si et par quel moyen Mme Dalban pourra obtenir un quelconque dédommagement. La voie ouverte par le code civil, - pour laquelle, comme l'affirme Mme Dalban non contredite par le Gouvernement, il y a lieu de payer une taxe judiciaire élevée -, exige l'existence d'une faute pour que la responsabilité civile soit engagée. Quant à la voie prévue par le code de procédure pénale, il ne serait pas raisonnable d'exiger qu'après des poursuites pénales ayant abouti à une condamnation confirmée en appel, un pourvoi extraordinaire du parquet et un arrêt de la Cour Suprême de Justice, Mme Dalban entreprenne maintenant une nouvelle procédure à l'issue pour le moins incertaine.

 

 

Au sujet de la conclusion relative au sénateur R. T. contenue dans la décision du 2 mars 1999, la Cour note que Cour Suprême de Justice a considéré juste la condamnation du requérant, car celui-ci avait agi dans le but de porter préjudice sans vérifier ses informations avant la parution des articles incriminés (paragraphe 28 ci-dessus). L’arrêt des poursuites n'a été prononcé qu'en raison du décès de M. Dalban. A l'évidence il n'y a là aucune reconnaissance explicite ou implicite des autorités nationales de la violation de l'article 10.

45.  En conclusion, la Cour estime que la veuve du requérant peut se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention.

B. Sur le fond du grief

46.  Nul ne conteste devant la Cour que la condamnation litigieuse constituait une « ingérence d’une autorité publique » dans le droit du requérant à la liberté d’expression garantie par le premier paragraphe de l’article 10. Il n’a pas davantage prêté à controverse que l’ingérence était « prévue par la loi » et poursuivait un but légitime, « la protection de la réputation (…) d’autrui », et remplissait donc deux des conditions permettant de considérer l’ingérence comme justifiée au regard du second paragraphe de l’article 10. La Cour, comme déjà la Commission, conclut de même sur ces questions.

47.  Quant au point de savoir si l'ingérence était nécessaire « dans une société démocratique », la Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, il y a lieu de déterminer si l’ingérence  incriminée correspondait à un  besoin social impérieux , si elle était  proportionnée au but légitime poursuivi , si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont  pertinents et suffisants  (voir, entre autres, l'arrêt Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège du 20 mai 1999, Recueil 1999-…, p. .., § 58). Elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (ibidem, § 60, et, parmi beaucoup autres, arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, Recueil 1999-I, p .., § 45 ).

48.  Les articles incriminés portaient sur un sujet d'intérêt public : la gestion du patrimoine d'Etat et la manière dont les hommes politiques remplissent leur mandat. Le premier article fournissait des informations tirées des dossiers d'enquête pénale de la section économique de la police, mettant en cause la gestion de l'entreprise FASTROM, dont G. S. était directeur et R. T. le représentant de l'Etat au sein du conseil d'administration. Le deuxième mentionnait les traitements perçus à ce titre par le sénateur R. T. et l'utilisation d'une voiture mise à sa disposition par la société (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).

49.  Pour se prononcer en l’espèce, la Cour doit donc tenir compte d’un élément particulièrement important : le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant à la réputation et aux droits d’autrui et à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. En outre, la Cour est consciente de ce que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation. Dans des affaires comme celle-ci, la marge d’appréciation des autorités nationales se trouve circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations sur des questions sérieuses d’intérêt général (arrêt Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège précité, § 59 ). On ne saurait en effet admettre qu'un journaliste ne puisse formuler des jugements de valeur critiques qu'à la condition de pouvoir en démontrer la vérité (arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 28, § 46).

50.  En l'occurrence, la Cour observe, avec la Commission, que rien ne prouve que les faits décrits dans les articles étaient totalement faux et servaient à alimenter une campagne diffamatoire à l'égard de G.S. et du sénateur R.T. Les écrits de M. Dalban ne portaient pas sur des aspects de la vie privée de R. T., mais sur ses comportements et attitudes en tant qu'élu du peuple (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Les formules utilisées par le requérant pour exprimer son avis sur les pratiques dudit sénateur et sur sa manière de remplir son mandat d'élu ont été considérées comme non correspondantes à la réalité et donc diffamatoires par les juges nationaux. En ce qui concerne G.S., ceux-ci ont estimé que les non-lieux prononcés par le parquet suffisaient à établir que les informations contenues dans les articles étaient fausses et cela sans avoir auparavant examiné les preuves fournies par le requérant (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).

51.  Le Gouvernement ne conteste pas la conclusion de la Commission selon laquelle même en tenant compte des devoirs et responsabilités pesant sur le journaliste lorsqu'il se prévaut du droit que lui garantit l'article 10 de la Convention, (…) la condamnation du requérant ne peut pas être considérée comme « nécessaire, dans une société démocratique ».

52.  La Cour en prend acte et juge elle aussi que, par rapport au but légitime poursuivi, la condamnation pénale de M. Dalban, doublée d'une peine de prison, a constitué une ingérence disproportionnée dans l'exercice de sa liberté d'expression en tant que journaliste.

Partant, il y a eu violation de l'article 10.

iV. sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention

53.  Le requérant affirme ne pas avoir bénéficié d'un procès équitable en raison de l'absence de la part des juridictions nationales de réponse aux preuves fournies en sa défense, à savoir les documents officiels sources des ses articles (paragraphes 17 et 20 ci-dessus). Il invoque l'article 6 § 1 dont a partie pertinente se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (…) par un tribunal (…), qui décidera, (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) »

54.  Le Gouvernement invite la Cour a déclarer qu'il n'y a pas eu violation de cette disposition car « l'absence de référence explicite aux arguments de M. Dalban » ne saurait passer pour un non-examen desdits arguments. Le « rattachement au dossier » des documents litigieux laisserait au contraire présumer que les juges nationaux ont examiné les documents fournis par le requérant.

55.  Eu égard à la conclusion relative au grief tiré de l'article 10 de la Convention, la Cour, à l'instar de la Commission, n'estime pas nécessaire de se placer, de surcroît, sur le terrain de l'article 6 § 1.

v. sur l'application de l'article 41 de la Convention

56.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

57.  Mme Dalban sollicite l'octroi de 250 000 000 lei roumains (ROL) en réparation du préjudice moral causé par le discrédit lié à la condamnation de son défunt époux et du dommage matériel qui découlerait des pertes subies à la suite de la disparition de Cronica Romaºcanã. Elle précise que « cette somme représente une récompense minimale, destinée uniquement à la réapparition du journal » et non pas à un enrichissement personnel.

58.  Le Gouvernement souligne d'abord l'absence de tout lien de causalité entre les prétentions et le dommage matériel allégué et considère que la somme indiquée serait de toute manière exagérée. Quant au préjudice moral, le simple constat de violation de l'article 10 fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante. Au sujet des dommages au paiement desquels le

requérant avait été condamné, le Gouvernement, rappelant la possibilité pour Mme Dalban de les récupérer par le biais d'une action civile, affirme qu'ils n'ont jamais été versés.

59.  La Cour partage la thèse du Gouvernement sur le prétendu préjudice matériel. En ce qui concerne le dommage moral, elle considère au contraire que le requérant et sa veuve ont subi un tel dommage que le simple constat de violation ne saurait suffisamment compenser. En l'espèce, le décès de M. Dalban, intervenu avant l'introduction du pourvoi extraordinaire du parquet devant la Cour Suprême de Justice, est un élément à prendre en considération dans l'évaluation du préjudice à réparer. Compte tenu du taux élevé de l’inflation en Roumanie, la Cour exprime la somme en francs français (FRF), à convertir en lei roumains au taux applicable le jour du versement. Elle alloue à Mme Dalban 20 000 FRF. Pour ce qui est enfin du troisième argument du Gouvernement, la Cour se borne à noter que Mme Dalban ne réclame pas le remboursement des dommages en question, d'autant plus que le paiement n'a pas eu lieu (paragraphe 22 ci-dessus).

B. Frais et dépens

60.  Le requérant a bénéficié de l'assistance judiciaire devant la Commission puis la Cour et sa veuve n’a pas demandé le remboursement de frais et dépens supplémentaires.

C. Intérêts moratoires

61.  La Cour juge approprié de retenir le taux d’intérêt légal applicable en France, à la date d’adoption du présent arrêt, soit 3,47 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, à l'unanimité,

  1. Dit que l'héritière du requérant a qualité pour se substituer à lui en l'espèce ;
  2.  

  3. Dit que la veuve du requérant peut se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention ;
  4.  

  5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
  6.  

  7. Dit, qu’il ne s'impose pas d'examiner l'affaire sur le terrain de l’article 6 § 1 ;
  8.  

     

     

  9. Dit,

a) que l'Etat défendeur doit verser à la veuve du requérant, dans les trois mois, 20 000 (vingt mille) francs français pour dommage moral, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;

b) que ce montant est à majorer d’un intérêt simple de 3,47 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

 

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 septembre 1999.

 

Luzius Wildhaber

Président

Paul Mahoney

Greffier adjoint