DEUXIÈME SECTION

 

 

 

AFFAIRE CIOBANU c. ROUMANIE

(Requête n° 29053/95)

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

16 juillet 2002

 

 

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Ciobanu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 juin et 2 juillet 2002,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 29053/95) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Emilia Ciobanu (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 16 avril 1994 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C.I. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  La requérante alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice le 31 mai 1995 de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication, le manque d'indépendance et d'impartialité de celle-ci, ainsi que le refus de cette juridiction de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle une exception d'inconstitutionnalité étaient contraires à l'article 6 § 1 de la Convention. En outre, la requérante se plaignait que cet arrêt de la Cour suprême avait eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l'article 1 du Protocole n° 1.

4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  La Cour a déclaré la requête recevable le 20 avril 1999.

6.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8.  La requérante est une ressortissante roumaine, née en 1931 et résidant à Pierrefonds, au Québec (Canada).

9.  Entre 1932 et 1933, les parents de la requérante construisirent une maison à deux étages, comprenant trois appartements et un garage, sise à Bucarest.

10.  En 1950, l'Etat prit possession de cette propriété, en invoquant le décret de nationalisation n° 92/1950. Ceux-ci et la requérante, son époux et son fils furent néanmoins autorisés à rester dans l'un des appartements de la maison, en tant que locataires de l'Etat. En mars 1989, après la mort de ses parents et après l'émigration du fils de la requérante, cette dernière et son époux furent obligés de quitter l'appartement.

11.  Le 15 avril 1992, en tant qu'héritière, la requérante introduisit une action en revendication immobilière devant le tribunal de première instance de Bucarest. Elle demanda à ce que le tribunal constate qu'elle était la propriétaire légitime du bien.

12.  Par un jugement du 15 mars 1993, le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest fit droit à la demande de la requérante. Au motif que l'Etat s'était approprié le bien en question en invoquant abusivement le décret n° 92/1950, le tribunal obligea les sociétés défenderesses I. et A., administratrices de logements d'Etat, à lui délivrer le bien.

13.  Le 28 juin 1994, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l'appel interjeté par la mairie de Bucarest et la société A. et, sur le fond, rejeta l'action de la requérante, au motif que la nationalisation de l'immeuble était conforme au décret n° 92/1950.

14.  La requérante forma un recours, accueilli le 2 décembre 1994 par la cour d'appel de Bucarest, et fit droit de nouveau à la demande de la requérante.

15.  La décision du 2 décembre 1994 devint définitive et acquit l'autorité de la chose jugée. Le 29 décembre 1994, le maire de la ville de Bucarest ordonna la délivrance du bien et le 13 janvier 1995, la requérante en prit possession, ainsi qu'il ressort du procès-verbal dressé à cette occasion. Le procès-verbal mentionna le fait que l'immeuble était occupé par trois familles de locataires.

16.  Le 2 mars 1995, le procureur général près la Cour suprême de justice de la Roumanie forma un recours en annulation contre la décision de la cour d'appel du 2 décembre 1994, au motif que les juges avaient outrepassé leurs attributions judiciaires en examinant la légalité de l'application du décret n° 92/1950.

17.  L'audience devant la Cour suprême de justice se tint le 31 mai 1995.

18.  La requérante souleva d'abord l'exception d'inconstitutionnalité de l'article 31 de la loi n° 56/1993 sur l'organisation et le fonctionnement de la Cour suprême de Justice. A cet égard, elle fit valoir que cette cour avait décidé, dans un arrêt interprétatif du 2 février 1995, d'une part, le changement de sa propre jurisprudence concernant la compétence des tribunaux pour se prononcer sur la légalité de l'application des décrets de nationalisation, et d'autre part, en application de l'article 31 de la loi n° 56/1993, que « le changement de jurisprudence étant obligatoire pour tous les membres de la Cour suprême de justice, quel que soit le vote exprimé lors de l'adoption des arrêts susmentionnés, dans le sens où dans toutes les affaires identiques, la jurisprudence [nouvellement] adoptée devra être respectée ».

Selon la requérante, l'obligation faite aux juges de décider autrement qu'en toute indépendance était contraire à l'article 123 de la Constitution. Elle demanda le renvoi de l'exception devant la Cour Constitutionnelle, mettant en cause l'impartialité des juges saisis de son dossier, au motif que deux d'entre eux avaient voté, dans l'arrêt du 2 février 1995, pour le changement de jurisprudence et pour le caractère obligatoire de cet arrêt.

19.  La requérante allégua en outre que la Cour suprême de justice n'était pas compétente pour examiner le recours en annulation introduit par le procureur général, puisque l'article 22 de la loi n° 56/1993, établissant la compétence de cette cour pour examiner les recours en annulation, ne pouvait produire d'effets qu'au moment où toutes les dispositions de la loi n° 92 du 4 août 1992 sur l'organisation judiciaire seraient entrées en vigueur, ce qui n'était pas encore le cas. La requérante demanda par conséquent la suspension de la procédure et le renvoi du dossier devant la Cour constitutionnelle, en application de l'article 32 de la loi n° 56/1993.

20.  Par un arrêt du 31 mai 1995, la Cour suprême de justice rejeta, par deux voix contre une, la demande de renvoi devant la Cour constitutionnelle et l'exception d'inconstitutionnalité. Le rejet ne fut pas motivé.

21.  Elle accueillit ensuite le recours en annulation et rejeta l'action de la requérante. La cour constata que l'Etat avait acquis la propriété sur l'immeuble en question en application d'un texte normatif dont l'application ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux car, dans le cas contraire, ces derniers s'immisceraient dans les attributions du pouvoir législatif. La cour conclut que de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l'Etat s'était appropriés abusivement.

22.  Le 29 janvier 1996, la loi n° 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles à destination de logement entra en vigueur.

23.  Par notifications du 6 août 1996, la requérante informa l'entreprise A., administratrice de logements d'Etat, et les locataires de l'immeuble revendiqué qu'une procédure ayant pour objet l'immeuble était en cours, et que, dès lors, il ne pouvait pas faire l'objet d'une vente aux locataires.

24.  Toutefois, à une date qui n'a pas été précisée, le bien en question fut vendu par l'Etat aux locataires qui l'occupaient.

25.  La requérante déposa une demande d'indemnisation auprès de la Commission administrative pour l'application de la loi n° 112/1995 (ci-après « la Commission administrative ») de Bucarest. Elle demanda également la restitution en nature du garage qu'elle louait déjà.

26.  Le 26 mars 1998, la Commission technique d'évaluation, créée par la loi n° 112/1995 (ci-après « la Commission technique »), évalua l'immeuble à 364 340 469 lei. Par une décision du 9 avril 1998, la Commission administrative accorda à la requérante, en application de l'article 13 de ladite loi, une indemnité de 225 718 800 lei, représentant le plafond des indemnités à la date de 26 mars 1998. La requérante ne forma pas de recours contre cette décision.

27.  La requérante ne reçut pas de réponse à sa demande de restitution du garage.

28.  Le 3 août 1998, la requérante se vit verser une somme de 249 749 040 lei, représentant l'indemnité recalculée en fonction du taux d'inflation.

II.  LE DROIT PERTINENT

Loi n° 56 du 9 juillet 1993 sur la Cour suprême de justice

29.  Les dispositions pertinentes de cette loi se lisent ainsi : 

Article 31

« Si une section de la Cour estime nécessaire d'opérer un revirement de jurisprudence, elle doit surseoir à statuer et saisir les sections réunies de la Cour suprême de justice. Lorsque les sections réunies ont statué sur le changement de la jurisprudence, le procès sera repris. »

Article 32

« La Cour suprême de justice sursoit à statuer lorsqu'une exception d'inconstitutionnalité concernant la loi applicable en espèce est soulevée devant elle et saisit la Cour constitutionnelle de cette exception, conformément à la loi.

Le procès devant la Cour suprême de justice reprend lorsque la décision définitive de la Cour constitutionnelle lui est notifiée. »

30.  Les autres dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44).

EN DROIT

I.  sur les exceptions prÉliminaires du gouvernement

31.  Dans ses observations envoyées à la Cour après l'adoption de la décision sur la recevabilité, le Gouvernement soulève des exceptions concernant la qualité de victime de la requérante et le non-épuisement des voies de recours internes.

32.  La Cour note que le Gouvernement réitère les exceptions d'irrecevabilité de la requête qui ont déjà été examinées et rejetées par la Cour et rejetées dans sa décision sur la recevabilité du 20 avril 1999. La Cour ne décèle aucun élément nouveau, susceptible de justifier le réexamen de ces exceptions.

33.  La Cour rejette, par conséquent, les exceptions préliminaires du Gouvernement.

II.  sur lA violation ALLÉGUÉE de l'article 6 § 1 de la convention concernant l'accÈs à un tribunal et l'équité de la procÉdure

34.  D'après la requérante, l'arrêt du 31 mai 1995 de la Cour suprême de justice a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

35.  Dans son mémoire, la requérante fait valoir que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l'article 21 de la Constitution roumaine.

En outre, la requérante se plaint en substance de l'absence de procès équitable devant la Cour suprême de justice. Elle fait valoir en particulier que les juges ont refusé de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l'exception d'inconstitutionnalité qu'elle avait soulevée, malgré l'obligation en ce sens qui leur était imposée par loi.

36.  Le Gouvernement admet que la requérante s'est vu opposer un refus d'accès à un tribunal, mais estime que ce refus a été temporaire et que de toute manière il était justifié pour assurer le respect des normes de procédure et le principe de la séparation des pouvoirs.

En outre, le gouvernement défendeur admet que la Cour suprême de justice aurait dû, en vertu de l'article 32 de la loi n° 56/1993, surseoir à statuer et renvoyer l'exception devant la Cour constitutionnelle. Il estime toutefois que ce refus constitue une erreur d'application du droit interne, qui n'a pas porté atteinte aux droits de la requérante garantis par l'article 6 de la Convention.

37.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 31 mai 1995 a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention quant au droit d'accès à un tribunal et à un procès équitable.

38.  La Cour rappelle que dans l'affaire Brumărescu c. Roumanie précitée, elle a conclu que le refus de la Cour suprême de justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention. Elle a également conclu à la violation de l'article 6 § 1 au motif que l'annulation d'un arrêt définitif serait contraire au principe de la sécurité juridique (arrêt du 28 octobre 1999 précité, §§ 63 et 65).

39.  La Cour estime que rien en l'espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l'affaire Brumărescu précitée.

Dès lors, la Cour estime que l'exclusion par la Cour suprême de justice de l'action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

40.  De surcroît, en appliquant de la sorte les dispositions de l'article 330 du code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de justice a méconnu, par sa décision du 31 mai 1995, le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par là, le droit de la requérante à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 sur ces deux points.

41.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour n'estime pas nécessaire de se pencher sur le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention portant sur le refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l'exception d'inconstitutionnalité soulevée par les requérants.

 

III.  sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la convention concernant l'indépendAnce et l'impartialité du tribunal

42.  La requérante se plaint que, devant la Cour suprême de justice, sa cause n'a pas été jugée par un tribunal indépendant et impartial.

Elle fait remarquer d'abord que le président de la Roumanie avait déclaré dans un discours tenu dans la ville de Satu-Mare en juillet 1994, que les décisions judiciaires ordonnant la restitution des biens nationalisés pour cause d'illégalité ne devraient pas être exécutées. La requérante se plaint ensuite de ce que deux des trois juges ayant examiné son affaire avaient voté, le 2 février 1995, en faveur du changement de la jurisprudence de cette cour.

43.  Le gouvernement défendeur souligne, sur ce point, que les magistrats de la Cour suprême remplissent toutes les conditions pour être indépendants à l'égard du pouvoir exécutif. Il fait également valoir que les déclarations du président de la Roumanie à Satu-Mare en juillet 1994 n'ont eu aucune valeur contraignante pour les juges de la Cour suprême, mais représentaient seulement une prise de position sur un problème d'actualité à cette date.

En outre, le Gouvernement considère qu'il n'existe aucune preuve du manque d'impartialité des juges.

44.  La Cour doit donc rechercher si l'arrêt du 31 mai 1995 a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l'indépendance et l'impartialité du tribunal.

La Cour note que les déclarations du Président de la Roumanie, sans doute critiques à l'égard du pouvoir judiciaire, s'adressaient en premier lieu à l'administration chargée d'exécuter les décisions de justice et non pas aux tribunaux. Or, rien ne permet à la Cour de conclure qu'en espèce ces déclarations auraient influencé les juges de la Cour suprême qui ont statué dans l'affaire de la requérante.

Quant à l'obligation faite aux juges de se conformer à la jurisprudence établie par les sections réunies de la Cour suprême de justice, la Cour rappelle que « la réunion des chambres ou sections d'une juridiction a pour but de conférer une autorité particulière aux décisions de principe les plus importantes que cette juridiction est appelée à rendre. Cette autorité particulière - s'agissant, comme en l'espèce, d'une cour suprême - s'impose aux sections isolées de cette juridiction comme aux juridictions inférieures, sans pour autant porter atteinte à leur droit et à leur devoir d'examiner en toute indépendance les cas concrets qui leur sont soumis. » (voir affaire Pretto c. Italie, requête n° 7984/77, décision de la Commission du 11 juillet 1979, DR 16, p.° 93).

Par conséquent, la Cour estime que le fait que deux juges ayant tranché l'affaire de la requérante avaient voté auparavant en faveur du changement de la jurisprudence de la Cour suprême de justice ne porte pas atteinte au principe d'équité de la procédure, tel que le consacre l'article 6 § 1 de la Convention.

45.  Dès lors, il n'y pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

Iv.  sur la violation ALLéGUéE de l'article 1 du protocole n° 1 à la Convention

46.  La requérante se plaint que l'arrêt du 31 mai 1995 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l'article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

47.  Le Gouvernement estime que, bien que la solution retenue par la Cour suprême de justice soit discutable au regard de l'article 6 de la Convention, elle ne saurait s'analyser automatiquement en une atteinte au droit au respect des biens garanti par l'article 1 du Protocole n° 1. A cet égard, il considère que l'article 6 contient des garanties procédurales, tandis que l'article 1 du Protocole n° 1 protège un droit matériel.

Néanmoins, le Gouvernement admet qu'en l'espèce il y a eu atteinte à la substance même du droit de propriété de la requérante. Il considère que cette atteinte peut s'analyser en une dépossession de facto, mais estime que cette dépossession n'est pas définitive. En effet, tout en annulant les décisions judiciaires antérieures, la Cour suprême de justice a indiqué à la requérante qu'elle devait attendre l'adoption d'une loi lui permettant de protéger son droit. Entre temps, la loi n° 112/1995 a été adoptée, de sorte que la requérante, dont le bien a été nationalisé illégalement par l'Etat, peut désormais protéger son droit par le biais d'une action en revendication.

Le Gouvernement estime que cette atteinte poursuivait un but d'utilité publique, à savoir le respect des normes de procédure, et invoque à cet égard l'affaire Vasilescu c. Roumanie (rapport Comm. 17.4.1997, Cour eur. D.H., Recueil 1998 - III, n° 73, §. 66, p. 1088). Se fondant sur l'affaire Pine Valley Developments Ltd. et autres c. Irlande (arrêt du 29 novembre 1991, série A n° 222), il soutient qu'une ingérence dans le droit garanti par l'article 1 du Protocole n° 1 ne saurait être tenue pour disproportionnée de seul fait de l'absence d'indemnité.

48.  La requérante estime que l'arrêt de la Cour suprême de justice du 31 mai 1995 annulant le jugement définitif du 2 décembre 1994, a constitué une privation de son droit au respect de ses biens, privation qui ne poursuivait pas un but d'utilité publique. De plus, en application de la loi n° 112 du 23 novembre 1995, l'Etat a vendu son bien aux locataires qui l'occupaient.

La requérante fait également valoir qu'elle a reçu une indemnité en application de la loi n°112/1995, mais elle estime que cette indemnité n'est pas adéquate, étant bien inférieure à la valeur vénale du bien.

49.  La Cour rappelle que le droit de propriété de la requérante sur le bien en litige avait été établi par un arrêt définitif du 2 décembre 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n'était pas révocable. D'ailleurs, la requérante a pu jouir de son bien en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, du 13 janvier 1995 jusqu'au 31 mai 1995.

La requérante avait donc un bien au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 70).

50.  La Cour relève ensuite que l'arrêt du 31 mai 1995 de la Cour suprême de justice a annulé le jugement définitif du 2 décembre 1994 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l'Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l'affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l'arrêt de la Cour suprême de justice du 31 mai 1995 a eu pour effet de priver la requérante de son bien au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1 (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n'a été fournie par le gouvernement défendeur quant à la situation ainsi créée.

En outre, elle relève que la requérante se trouve privée de la propriété du bien depuis maintenant plus de six ans et que l'indemnité perçue est inférieure à la valeur du bien (voir ci-dessus §§ 26 et 28).

51.  Dans ces conditions, à supposer même que l'on puisse démontrer que la privation de propriété a servi une cause d'intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu a été rompu et que la requérante a supporté et continue de supporter une charge spéciale et exorbitante.

52.  Partant, il y a eu et il continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. 

 

V.  SUR L'application de l'article 41 DE LA Convention

53.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

54. A titre principal, la requérante sollicite la restitution du bien litigieux. Elle entend recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur vénale de sa propriété (y compris le garage). Selon le rapport d'expertise présenté par la requérante, la valeur du bien serait de 243 506 dollars américains (« USD »), soit 276 710 euros (« EUR »).

55.  Le Gouvernement a produit devant la Cour un rapport d'expertise selon lequel la valeur marchande du bien en litige serait de 65 642 USD, soit 74 590 EUR, y compris le garage.

56.  La Cour note que les sommes réclamées au titre du préjudice matériel sont liées à la privation de propriété subie par la requérante, ainsi qu'à l'impossibilité dans laquelle elle se trouve actuellement de jouir paisiblement de son bien.

57.  Elle observe que la requérante a incontestablement subi un préjudice matériel en relation directe avec la violation de l'article 1 du Protocole n° 1 constatée en raison de la privation de propriété subie et qu'elle s'est vu accorder une indemnité d'un montant de 249 749 040 lei, soit 28 640 EUR.

Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la maison et du terrain sur lequel elle est sise à 200 000 EUR.

Tenant compte de l'indemnité déjà accordée à la requérante en vertu de la loi n° 112/1995, à savoir 249 749 040 lei (28 650 EUR), la Cour estime qu'il y a lieu donc d'allouer à la requérante 171 350 EUR à ce titre, représentant la valeur vénale du bien moins l'indemnité déjà reçue.

B.  Dommage moral

58.  La requérante fait valoir que les souffrances causées par les actions de l'Etat ont été si grandes qu'une somme immense serait nécessaire pour les réparer. Pour cette raison elle laisse au libre choix de la Cour la fixation du montant du dommage moral.

59.  Le Gouvernement n'a fait aucune observation sur ce point.

60.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de la requérante au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 15 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Intérêts moratoires

61.  Les sommes accordées étant libellées en euros, la Cour juge approprié de fixer un taux d'intérêt moratoire de 7,25 % l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d'accès à un tribunal ;

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de l'absence d'un procès équitable, eu égard à l'annulation de l'arrêt définitif du 2 décembre 1994 ;

4.  Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus de la Cour suprême de justice de surseoir à statuer et de renvoyer devant la Cour constitutionnelle l'exception d'inconstitutionnalité soulevée par la requérante ;

5.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de l'indépendance et l'impartialité de la Cour suprême de justice ;

6.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

7.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit restituer à la requérante son immeuble, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b)  qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les mêmes trois mois, 171 350 EUR (cent soixante et onze mille trois cent cinquante euros) pour dommage matériel, à convertir en dollars américains au taux applicable à la date du règlement ;

c)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral, à convertir en dollars américains au taux applicable à la date du règlement ;

d)  que les montants indiqués sous (b) et (c) seront à majorer d'un intérêt simple de 7,25 % l'an à compter de l'expiration desdits délais et jusqu'au versement ;

8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

T.L. Early J.-P. Costa Greffier adjoint Président