DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE BOC c. ROUMANIE

(Requête no 33353/96)

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

17 décembre 2002

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Boc c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33353/96) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Victoria Boc (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 15 novembre 1994, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me A.Vasiliu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C. Tarcea, du ministère de la Justice.

3.  La requérante alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de justice le 9 avril 1996 de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication ainsi que le pouvoir donné au procureur général d’annuler une décision définitive, sans être tenu d’aucun délai, étaient contraires à l’article 6 § 1 de la Convention. Elle se plaignait aussi de ce que la Cour suprême de justice ne peut passer comme un « tribunal indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1. En outre, la requérante se plaint que cet arrêt a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11). Le 2 octobre 2000, se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7.  La requérante est née en 1924 et réside à Bucarest.

8.  Entre 1935 et 1938, le père de la requérante construisit un immeuble sis à Bucarest.

9.  En 1950, l’Etat prit possession de l’immeuble en invoquant le décret de nationalisation no 92/1950. Les motifs de cette privation de propriété ne furent jamais notifiés aux parents de la requérante. Ceux-ci furent néanmoins autorisés à rester dans l’un des appartements de l’immeuble, en tant que locataires de l’Etat.

A.  La première action en revendication

10.  En 1993, en tant qu’héritière, la requérante revendiqua par une action civile introduite devant le tribunal de première instance de Bucarest le bien susmentionné. L’intéressée fit valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient être nationalisés et que son père était comptable au moment de la nationalisation de l’immeuble.

11.  Par jugement du 30 mars 1994, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à la demande de la requérante et confirma son droit de propriété sur l’appartement qu’elle occupait en tant que locataire de l’Etat et sur le terrain afférent, en ordonnant à l’Etat de ne plus entraver la jouissance de son droit.

12.  La requérante fit appel contre ce jugement, au motif que le tribunal n’avait ordonné que la restitution de l’appartement qu’elle occupait en tant que locataire et non de l’ensemble de l’immeuble nationalisé. La mairie de Bucarest fit également appel, au motif que les tribunaux n’étaient pas compétents pour analyser l’application dudit décret de nationalisation.

13.  Par décision du 29 novembre 1994, le tribunal départemental de Bucarest fit droit à l’appel de la requérante et rejeta l’appel de la mairie de Bucarest, en ordonnant la restitution de l’ensemble de l’immeuble et du terrain afférent à la requérante. En l’absence de recours, le jugement devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

14.  Par décision administrative du 30 mars 1995, la mairie de Bucarest décida de restituer à la requérante l’ensemble de l’immeuble revendiqué, ainsi que le terrain afférent.

15.  A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de Justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret no 92/1950.

16.  Par arrêt du 9 avril 1996, la Cour suprême de Justice accueillit le recours en annulation, cassa le jugement du 30 mars 1994 et la décision du 29 novembre 1994 et, sur le fond, rejeta l’action en revendication de la requérante. Elle constata que l’Etat s’était approprié le bien en question en vertu du décret de nationalisation no 92/1950 et jugea que l’application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux. Par conséquent, le tribunal de première instance de Bucarest n’avait pu rendre son jugement constatant que la requérante était la véritable propriétaire du bien qu’en empiétant sur les attributions du pouvoir législatif. La Cour suprême de justice conclut qu’en tout état de cause, de nouvelles lois devraient prévoir des mesures de réparation pour les biens que l’Etat s’était approprié abusivement.

17.  Le 22 juillet 1996, la mairie de Bucarest annula la précédente décision de restitution et ordonna la réintégration de l’immeuble en cause dans le patrimoine de l’Etat.

B.  La deuxième action en revendication

18.  Le 12 janvier 1998, la requérante forma une nouvelle action en revendication de l’immeuble nationalisé, à l’encontre de la mairie de Bucarest. Elle demanda au tribunal de constater que le titre de propriété de l’Etat était nul et que l’immeuble n’était pas concerné par la loi no 112/95.

19.  Par jugement du 21 avril 1998, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta la demande de la requérante en raison de l’autorité de la chose jugée.

20.  La requérante fit appel contre cette décision. Par décision du 1er septembre 1998, le tribunal départemental de Bucarest fit droit à son appel, en estimant qu’il n’y avait pas d’autorité de la chose jugée en l’espèce, et décida de renvoyer la cause devant le tribunal départemental de Bucarest.

21.  Par décision du 12 janvier 1999, le tribunal, estimant qu’il n’était pas compétent pour juger une telle action, en raison de la valeur de l’immeuble, décida de renvoyer la cause devant le tribunal départemental de Bucarest.

22.  Par décision du 14 mai 1999, le tribunal départemental admit l’action en revendication de la requérante et ordonna aux autorités de l’Etat de restituer l’immeuble à la requérante.

23.  La mairie de Bucarest et la requérante formèrent appel contre cette décision. Une demande d’intervention au soutien de l’appel de la mairie fut formée par S.E. et S.G, les locataires dudit immeuble.

Par décision du 14 janvier 2000, la cour d’appel de Bucarest rejeta les appels ainsi que la demande d’intervention.

24.  La mairie de Bucarest et les intervenants firent un recours contre cette décision, qui fut rejeté par arrêt du 13 octobre 2000 comme mal fondé en ce qui concernait la mairie et comme tardif pour ce qui était des intervenants. Ainsi, la décision du 14 mai 1999 du tribunal départemental de Bucarest, ordonnant la restitution de l’immeuble à la requérante devint définitive.

25.  Par décision administrative du 16 août 2001, la mairie de Bucarest décida de restituer l’immeuble en faveur de la requérante. Selon la requérante, la mairie a conditionné la restitution au payement du loyer de l’appartement qu’elle occupait en tant que locataire.

C.  Poursuites pénales engagées par S.E et S.G. à l’encontre de la requérante

26.  En 2000, S.E. et S.G. formèrent une plainte pénale à l’encontre de la requérante pour escroquerie et faux et usage de faux, au motif que la requérante aurait produit devant les tribunaux internes de faux documents attestant de sa qualité d’héritière.

27.  Par ordonnance du 11 mai 2000, le parquet auprès du tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest décida le non-lieu.

28.  S.E. et S.G. firent une plainte contre cette ordonnance, qui fut rejetée par ordonnance du 8 septembre 2000 du procureur en chef dudit parquet.

29.  Par ordonnance du 31 octobre 2000, le parquet auprès du tribunal départemental de Bucarest informa la requérante de ce que les ordonnances antérieures avaient été infirmées et que le parquet avait décidé de continuer les poursuites.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

30.  Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII).

 

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Sur l’exception concernant la perte de la qualité de victime

31.  D’après le Gouvernement, l’existence du jugement définitif du 14 mai 1999 du tribunal départemental de Bucarest, confirmant une deuxième fois son droit de propriété sur l’immeuble, entraîne, pour la requérante, la perte de la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention.

Il estime que la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une violation de la Convention se pose à tous les stades de la procédure de l’examen de la requête et pas seulement lors de l’introduction de l’instance.

Enfin, il affirme que la réparation en droit interne est définitive et pour cette raison il demande à la Cour de rayer la requête du rôle.

32.  La requérante invite la Cour à poursuivre l’examen de l’affaire. Elle fait valoir que la violation des droits prévus par la Convention est irréversible à la suite de l’arrêt de la Cour suprême de Justice.

Elle affirme qu’à la suite dudit arrêt, elle a été victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit à un tribunal, et a été obligée d’engager ensuite d’autres actions devant les tribunaux internes.

La requérante estime que la restitution de l’immeuble n’entraîne pas la perte de sa qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention, car à la suite de l’arrêt de la Cour suprême de justice, elle reste également victime d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Le seul problème qui pourrait se poser, selon elle, serait le montant des dédommagements résultant de la violation de l’article 1, compte tenu de fait qu’elle a obtenu en 2001 la restitution de sa propriété.

Enfin, la requérante affirme qu’elle n’a été mise en possession de son immeuble que le 16 août 2001 car, même si elle était redevenue propriétaire légitime une deuxième fois, en vertu du jugement définitif du 14 mai 1999 du tribunal départemental de Bucarest, la mairie a conditionné la mise en possession au paiement du loyer de l’appartement qu’elle occupait en tant que locataire (voir paragraphe 25 ci-dessus).

33.  La Cour note qu’à la suite du jugement du 14 mai 1999 précité, la requérante s’est vu reconnaître pour la deuxième fois la qualité de propriétaire sur l’immeuble en cause (voir paragraphes 22-25 ci-dessus). Elle note aussi que la requérante a pris possession de son immeuble en vertu de la décision administrative du 16 août 2001 de la mairie de Bucarest (voir paragraphe 25 ci-dessus).

34.  Dans ces circonstances, la Cour estime que la requérante ne peut se prétendre victime d’une violation de la Convention, au sens de l’article 34 précité, que pour la période écoulée entre la date de l’arrêt de la Cour suprême de justice (le 9 avril 1996) et la date de sa mise en possession de l’immeuble revendiqué (le 16 août 2001).

Partant, il y lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

B.  Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae

35.  Quant au droit à un procès équitable, le Gouvernement roumain soulève une exception d’incompatibilité ratione materiae car, selon lui, l’article 6 ne s’applique pas aux procédures extraordinaires et la procédure devant la Cour suprême de justice, à savoir le recours en annulation, faisait partie.

36.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1, sous sa rubrique "civile", trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait "contestation" sur un "droit" que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. En outre, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (arrêts Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28 septembre 1995, série A no 327-A, p. 17, § 44, et Acquaviva c. France du 21 novembre 1995, série A no 333-A, p. 14, § 46).

Or en l’espèce, la Cour note que l’action de la requérante avait un objet patrimonial et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux, et que la Cour suprême de justice s’est prononcée sur le fond du litige.

Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

C.  Sur le bien-fondé de la requête

37.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer la requête recevable.

 

 

 

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION TIRÉE DE L’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE ET DE L’ACCÈS AU TRIBUNAL

38.  D’après la requérante, l’arrêt du 9 avril 1996 de la Cour suprême de justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

39.  Dans son mémoire, la requérante fait valoir que le refus de la Cour suprême de reconnaître aux tribunaux la compétence pour trancher une action en revendication est contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 21 de la Constitution roumaine et à l’article 3 du code civil roumain, qui régit le déni de justice. En outre, elle fait valoir que l’affirmation de la Cour suprême de justice, selon laquelle la requérante n’était pas propriétaire du bien en litige, est en contradiction avec le motif invoqué par cette cour pour accueillir le recours en annulation, à savoir l’absence de compétence des tribunaux pour trancher le fond du litige.

Elle estime que la jurisprudence créée par l’affaire Brumarescu précitée trouve application en l’espèce.

D’autre part, elle fait valoir que le fait d’exercer un recours en annulation, à l’époque non limité dans le temps et à la discrétion du procureur général de la Roumanie, constitue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au non-respect du principe d’égalité des armes.

40.  Le Gouvernement prie la Cour de constater que l’éventuelle violation a été temporaire et que, depuis 1996, la requérante a joui pleinement du droit d’accès à la justice. Il considère que les ingérences peuvent passer pour proportionnelles au bout poursuivi, notamment le respect des règles de procédure, la solution uniforme de la situation des immeubles nationalisés et la séparation des pouvoirs.

Pour ce qui est de l’équité de la procédure, il affirme que la requérante a pu jouir de tous les droits procéduraux qui s’attachent à la notion de procès équitable. Il ajoute que la requérante a pris part à l’audience du 9 avril 1999 devant la Cour suprême de justice et qu’elle a contesté, à cette occasion, les conclusions du Ministère Public en sollicitant le rejet du recours en annulation.

41.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 9 avril 1996 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

42.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu précitée (§§ 61-62), elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1, au motif que l’annulation d’un arrêt définitif était contraire au principe de la sécurité juridique. Elle a également conclu que le refus de la Cour suprême de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges portant, comme dans la présente affaire, sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

43.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer, de ce point de vue, la présente affaire de l’affaire Brumărescu.

Dès lors, la Cour estime qu’en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, ainsi qu’il était rédigé à l’époque des faits, la Cour suprême de justice a méconnu par sa décision du 9 avril 1996 le principe de la sécurité des rapports juridiques et par là, le droit de la requérante à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

44.  De surcroît, l’exclusion par la Cour suprême de justice de l’action en revendication de la requérante de la compétence des tribunaux est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

45.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 sur ces deux points.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L’IMPARTIALITÉ ET LE MANQUE D’INDÉPENDANCE DE LA COUR SUPRÊME DE JUSTICE

46.  La requérante se plaint que, devant la Cour suprême de justice, sa cause n’a pas été jugée par un tribunal indépendant et impartial.

Elle fait remarquer d’abord que le président de la Roumanie a déclaré dans un discours tenu dans la ville de Satu-Mare, en juillet 1994, que les décisions judiciaires ordonnant la restitution des biens nationalisés pour cause d’illégalité ne devraient pas être exécutées et que ce discours a déterminé un changement d’attitude des juges de la Cour suprême de justice, qui ont accueilli les recours en annulation.

La requérante estime que l’élément objectif du manque d’indépendance et impartialité est représenté par l’inamovibilité limitée des juges de la Cour suprême de justice, qui ne jouissent des garanties conférés par l’inamovibilité que pour une période de six ans et sont nommés par le président de la Roumanie.

Enfin, elle estime que le changement d’avis des juges qui ont tranché l’affaire est intervenu sans justification d’ordre objectif et qu’ils ont craint les conséquences négatives sur leur propre statut, dans le cas où ils auraient continué à appliquer la jurisprudence correcte.

47.  Le Gouvernement défendeur fait valoir, sur ce point, que les magistrats de la Cour suprême remplissent toutes les conditions pour être indépendants à l’égard du pouvoir exécutif. Il fait également valoir que les déclarations du président de la Roumanie à Satu-Mare en juillet 1994 n’avaient aucune valeur contraignante pour les juges de la Cour suprême, mais représentaient seulement une prise de position sur un problème d’actualité à cette date. Il ajoute que la loi no 56/1993, régissant le fonctionnement de la Cour suprême ne contient aucune disposition permettant la révocation discrétionnaire des juges ou la possibilité de recevoir des recommandations ou des injonctions de la part d’autres organes.

En outre, le Gouvernement considère qu’il n’existe aucune preuve du manque d’impartialité des juges et que la Cour suprême peut être considérée comme un tribunal indépendant et impartial, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

48.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 31 mai 1995 a été rendu par un tribunal qui peut passer pour « indépendant et impartial », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

49.  La Cour note que les déclarations du Président de la Roumanie, sans doute critiques à l’égard du pouvoir judiciaire, s’adressaient en premier lieu à l’administration chargée d’exécuter les décisions de justice et non pas aux tribunaux. Or, rien ne permet à la Cour de conclure qu’en l’espèce ses déclarations auraient influencé les juges de la Cour suprême qui ont statué dans l’affaire de la requérante.

Quant à l’obligation faite aux juges de se conformer à la jurisprudence établie par les sections réunies de la Cour suprême, la Cour rappelle que « la réunion des chambres ou sections d’une juridiction a pour but de conférer une autorité particulière aux décisions de principe les plus importantes que cette juridiction est appelée à rendre. Cette autorité particulière – s’agissant, comme en l’espèce, d’une cour suprême – s’impose aux sections isolées de cette juridiction comme aux juridictions inférieures, sans pour autant porter atteinte à leur droit et à leur devoir d’examiner en toute indépendance les cas concrets qui leur sont soumis » (voir l’affaire Pretto c. Italie, requête no 7984/77, décision de la Commission du 11 juillet 1979, Décisions et Rapports 16, p. 93).

50.  Par conséquent, la Cour estime que le fait que les juges ayant tranché l’affaire de la requérante avaient voté auparavant en faveur du changement de jurisprudence de la Cour suprême, ne porte pas atteinte à l’indépendance et à l’impartialité consacrée par l’article 6 § 1 de la Convention.

51.  Dès lors, il n’y pas eu violation de l’article 6 § 1 sur ce point.

 

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

52.  La requérante se plaint que l’arrêt du 9 avril 1996 de la Cour suprême de justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

53.  La requérante estime que l’arrêt de la Cour suprême, jugeant que son immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 30 mars 1994, a constitué une privation de son droit au respect de ses biens, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique. Or, ce n’est que le 16 août 2001 que la requérante s’est retrouvée en possession de son bien.

Elle ajoute que, même si son bien lui a été restitué le 16 août 2001, elle reste victime de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et que, dans un tel cas, seul le montant des indemnités peut être modifié.

54.  Le Gouvernement souligne que la requérante a obtenu le droit de propriété sur son immeuble. Il réitère son argument selon lequel la requérante a perdu la qualité de victime et prie la Cour de rejeter sa demande concernant la réparation du préjudice matériel.

55.  La Cour rappelle que le droit de propriété de la requérante sur le bien en litige avait été établi par un jugement définitif du 30 mars 1994 et relève que le droit ainsi reconnu n’était pas révocable. D’ailleurs, la requérante a pu jouir de son bien en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, du 30 mars 1995 jusqu’au 22 juillet 1996, et le peut de nouveau depuis le 16 août 2001. Elle s’est acquittée également des taxes et des impôts immobiliers afférents à son bien.

La requérante avait donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir arrêt Brumărescu précité, § 70).

56.  La Cour relève ensuite que l’arrêt du 9 avril 1996 de la Cour suprême a annulé ce jugement définitif et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de justice a eu pour effet de priver la requérante de son bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Brumărescu, §§ 73-74).

Or, aucune justification n’a été fournie par le Gouvernement quant à la situation ainsi créée. En outre, elle relève que la requérante s’est trouvée privée de la propriété du bien du 30 mars 1995 au 22 juillet 1996 et, depuis cette dernière date jusqu’au 16 août 2001, à savoir plus de six ans, sans avoir perçu d’indemnité reflétant la valeur réelle de cette privation.

57.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété ait servi une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu a été rompu, et que la requérante a supporté une charge spéciale et exorbitante.

58.  Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ».

A.  Dommage matériel

60.  A titre principal, la requérante sollicitait, dans ses observations préliminaires, la restitution du bien litigieux ou, en cas de non restitution, sa valeur marchande qui, selon le rapport d’expertise soumis par elle à la Cour était de 405 526 dollars américains (« USD »), soit 414 831 euros (« EUR »).

Dans ses dernières observations complémentaires soumises à la Cour, la requérante a informé le Greffe que, le 16 août 2001, elle avait été remise en possession de l’immeuble revendiqué, mais qu’elle restait victime des violations de la Convention, qui sont « irréversibles », car l’arrêt de la Cour suprême de justice ne pourra jamais être annulé. Elle estime que, dans ces conditions, le montant des dédommagements devrait être modifié.

61.  Le Gouvernement prie la Cour de rejeter la demande de la requérante concernant le préjudice matériel, car l’immeuble revendiqué a été réintégré dans son patrimoine.

Dans ses dernières observations sur l’article 41 de la Convention, le Gouvernement estime que la valeur marchande du bien est de 268 050 USD, soit 274 557 EUR, et considère les résultats de l’expertise soumise par la requérante comme non conformes à la réalité.

62.  La Cour estime que la requérante, qui s’est trouvée privée de son bien du 9 avril 1996 (date de l’arrêt de la Cour suprême) au 16 août 2001 (date de la décision administrative de restitution), a incontestablement subi un préjudice matériel en relation directe avec la violation de l’article 1 du Protocole no 1 constatée.

63.  Dès lors, pour la privation de propriété subie, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime qu’il y a lieu d’allouer à la requérante 15 000 EUR à ce titre.

B.  Dommage moral

64.  Dans ses observations préliminaires, la requérante a sollicité 200 000 USD, soit 204 855 EUR, pour le préjudice moral subi à la suite de l’arrêt de la Cour suprême de justice, qui l’a privé de son bien une deuxième fois, après qu’elle eut réussi, en 1994, à mettre un terme à la violation de son droit par les autorités communistes pendant quarante ans. Elle fait valoir que la procédure de récupération de l’immeuble a été psychologiquement accablante pour elle. Ainsi, elle a dû supporter les avatars de toutes les phases des procès et, finalement, l’admission du recours en annulation lui a causé des souffrances morales considérables, en tenant compte aussi de son âge avancé.

Dans ses dernières observations, elle demande au titre du préjudice moral la somme de 250 000 USD, soit 256 068 EUR.

65.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention et estime qu’aucun préjudice moral ne saurait être retenu, car elle n’en a pas fait la preuve et qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les procédures internes et le prétendu préjudice moral.

Il affirme que, si la Cour devait retenir l’existence d’un éventuel préjudice moral, elle devrait tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris la situation socio-économique du pays et le P.I.B.

Quant au montant demandé par la requérante, le Gouvernement l’estime disproportionné.

66.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de la requérante au respect de son bien, à l’accès à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 1 500 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Intérêts moratoires

67.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Rejette, à l’unanimité, les exceptions soulevées par le Gouvernement ;

2.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

4  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du refus du droit d’accès à un tribunal ;

5  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au manque allégué d’impartialité et d’indépendance de la Cour suprême de justice ;

6  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

7.  Dit, par six voix contre une, que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage matériel, à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

8.  Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour dommage moral, à convertir en monnaie nationale de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

9.  Dit, à l’unanimité, qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, les montants indiqués sous 7 et 8 seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, majoré de trois points de pourcentage ;

10.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

 

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de Mme Mularoni.

J.-P.C.
S.D.

OPINION DISSIDENTE
DE Mme LA JUGE MULARONI

Je regrette de ne pas pouvoir me rallier à la décision d’allouer à la requérante, au titre de dommage matériel et « statuant en équité », 15 000 EUR pour la privation de propriété subie du 9 avril 1996 (date de l’arrêt de la Cour Suprême) au 16 août 2001 (date de la décision administrative de restitution), aux termes de l’article 1 du Protocole no 1 (§§ 63-64).

Je n’exclus pas que la requérante ait subi un préjudice en relation avec la violation de l’article 1 du Protocole no 1, bien au contraire j’estime qu’il est tout à fait probable que la requérante ait subi un dommage matériel, que ce soit à cause de l’acquittement des taxes et des impôts immobiliers afférents au bien, à cause de la perte éventuelle du loyer, ou à cause de dépenses qu’elle a peut-être engagées au titre du bail pour l’appartement qu’elle occupait en tant que locataire.

Mais ces dépenses ou manques à gagner sont, à mon avis, très faciles à démontrer et auraient dû être prouvés par la requérante. Allouer à titre de dommage matériel « en équité » 15 000 EUR, une somme qui n’est pas négligeable, me paraît exagéré et injustifié.