DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE ANGHELESCU c. ROUMANIE

 

(Requête n° 29411/95)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

9 avril 2002

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Anghelescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
M. C. doldur, juge ad hoc,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 29411/95) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ştefan Anghelescu (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 octobre 1995 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme R. Rizoiu.

3.  Le requérant alléguait en particulier que le refus de la Cour suprême de Justice de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication, ainsi que le refus de cette juridiction de le faire intervenir dans la procédure devant elle sont contraires à l’article 6 § 1 de la Convention. En outre, le requérant se plaint que cet arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole n° 1.

4.  La Commission avait déclaré la requête recevable le 24 février 1997 puis, faute d’avoir pu en terminer l’examen avant le 1er novembre 1999, l’a déférée à la Cour à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole n° 11 à la Convention.

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M.C.Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28), le Gouvernement a désigné M. C. Doldur pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant, ressortissant roumain né en 1928, est domicilié à Wiesbaden (Allemagne).

9.  En 1950, invoquant le décret de nationalisation n° 92 du 20 avril 1950 (ci-après le décret n° 92/1950), l’Etat s’appropria un bien immobilier appartenant aux parents du requérant. Cet immeuble comprenait quatre constructions ainsi que le terrain y afférent.

A.  La première action en revendication

10.  Le 22 avril 1994, la mère du requérant, E.A., revendiqua par une action civile introduite devant le tribunal de première instance de Bucarest le bien susmentionné. Elle y faisait valoir que les dispositions du décret n° 92/1950 n’avaient pas été respectées, de sorte que l’Etat n’avait pas de titre valide sur l’immeuble. En particulier, l’article 2 du décret n° 92/1950, qui prévoyait que les logements appartenant notamment aux retraités et aux fonctionnaires ne pouvaient pas être nationalisés, aurait été enfreint dans son cas. En effet, son époux avait été fonctionnaire et, en tout état de cause, il était déjà retraité au moment de la nationalisation, tandis qu’elle avait été femme au foyer.

11.  Par un jugement du 7 juillet 1994, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à la demande de E.A. et confirma son droit de propriété, en ordonnant à l’Etat de ne plus entraver la jouissance de son droit.

12.  L’appel du conseil municipal de Bucarest, administrateur de la maison, fut rejeté le 14 septembre 1994 par le tribunal départemental de Bucarest pour tardiveté.

13.  Le jugement du 7 juillet 1994 devint définitif et irrévocable, ne pouvant plus être attaqué par la voie du recours ordinaire.

14.  E.A. ayant demandé l’exécution du jugement, le maire de la ville de Bucarest ordonna le 11 novembre 1994 la restitution du bien et la radiation du registre foncier du droit de propriété de l’Etat.

 

15.  E.A. acquitta ensuite les taxes foncières afférentes à cette propriété.

16.  Par acte notarié du 2 décembre 1994, E.A. fit don du bien à son fils, le requérant, dont le nom fut aussitôt inscrit sur le registre des impôts immobiliers tenu par la Direction des Impôts (Administratia Financiara).

17.  A une date non précisée, le Procureur général de la Roumanie forma un recours en annulation devant la Cour suprême de Justice, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l’application du décret n° 92/1950. Seule E.A. fut assignée à comparaître devant cette cour.

18.  Le 31 mai 1995, avant l’ouverture des débats sur le fond, le représentant du parquet demanda à la Cour suprême de Justice l’ajournement des débats afin que le véritable propriétaire, le requérant, fût cité à comparaître. Le représentant du parquet indiqua que, lorsque le Procureur général avait formé le recours en annulation, il n’avait pas connaissance de la donation faite par E.A. au profit de son fils.

19.  L’avocat de E.A. demanda à son tour l’ajournement des débats et l’assignation du requérant et fit valoir que E.A. n’était plus propriétaire du bien, que le litige concernait un droit réel et que seul le titulaire d’un tel droit avait qualité pour agir.

20.  Tout en admettant que E.A. n’était plus propriétaire du bien en question, la Cour suprême de Justice rejeta la demande d’ajournement comme inutile, indiquant que les débats sur le fond montreraient qui était le véritable propriétaire du bien.

21.  Le même jour, la cour accueillit le recours en annulation, cassa les décisions judiciaires antérieures et, sur le fond, rejeta l’action en revendication de E.A. dans les termes suivants :

« (...) La restitution des biens nationalisés a été réglementée par le décret no 524/1955 qui complète et modifie le décret n° 92/1950, selon lequel le Conseil des ministres était compétent pour annuler les décisions de nationalisation.

Cette réglementation exclut la possibilité que les juridictions censurent l’application des décisions de nationalisation et ordonnent la restitution des biens nationalisés.

D’autre part, la réparation pour les biens dont l’Etat s’est abusivement adjugé la propriété relève du domaine exclusif de la loi.

En effet, dans les lois nos 58/1991 et 47/1992 il est mentionné que les réparations susmentionnées seront octroyées par une loi spéciale.

Par conséquent, à présent, tant l’examen de l’application du décret de nationalisation que la possibilité de prononcer la nullité d’une décision de nationalisation sont exclus de la compétence des instances judiciaires.

Il s’ensuit que c’est en outrepassant leur compétence que les juridictions ont décidé que le décret n° 92/1950 avait été mal appliqué et ont ordonné la restitution du bien. Les arrêts contestés sont donc annulés et l’action de la requérante est rejetée. »

22.  Le 31 mai 1995, la Direction des Impôts raya le requérant du registre des impôts et fit inscrire l’Etat comme propriétaire du bien.

23.  E.A. décéda le 30 juillet 1995.

24.  Le 24 janvier 1996, la mairie de Bucarest se conforma à l’arrêt du 31 mai 1995 en arrêtant une décision par laquelle elle annulait sa décision du 11 novembre 1994 et enjoignait à E.A. de ne pas entraver l’entrée en possession de la société d’Etat H., administrateur des logements d’Etat. La décision mentionnait également que le droit de propriété de l’Etat serait inscrit sur le registre foncier près le tribunal.

B.  La deuxième action en revendication

25.  En 1998, le requérant introduisit une nouvelle action en revendication devant le tribunal de première instance de Bucarest. Par un jugement du 26 mars 1998, celui-ci fit droit à la demande du requérant et confirma son droit de propriété sur l’immeuble, ordonnant également à l’État de ne plus entraver la jouissance par le requérant de son droit. La mairie de Bucarest renonça à son appel et le jugement du 26 mars 1998 devint définitif par une décision du 17 mars 1999 du tribunal départemental de Bucarest constatant le désistement de la mairie.

26.  Le maire de la ville de Bucarest ordonna le 25 mai 1998 la restitution du bien immobilier composé de constructions et du terrain y afférent. Les quatre constructions se composent comme suit : un premier bâtiment (A) avec trois appartements (ci-après désignés: n° 1 au rez-de-chaussée, n° 2 au premier étage et n° 3 au deuxième étage), un deuxième bâtiment (B) avec un appartement (ci-après désigné n° 4) et les autres bâtiments représentant des dépendances. Selon le procès-verbal dressé par la mairie le 30 juin 1998, le requérant était considéré comme propriétaire de l’ensemble de l’immeuble à l’exception des appartements nos 2 et 3, vendus par l’Etat à des tiers (voir ci-dessous C).

27.  A une date qui n’a pas été précisée, la mairie de la ville de Bucarest forma un recours en révision contre la décision du 17 mars 1999 du tribunal départemental de Bucarest. Cette procédure est actuellement pendante devant cette instance, après une première audience du 12 juin 2001.

C.  Les procédures initiées à l’encontre des locataires

1   Les procédures en annulation des contrats de vente

28.  Les appartements nos 2 et 3 ayant été vendus par la mairie de Bucarest à la famille B. le 27 septembre 1996, et à la famille D.I. le 15 novembre 1996, le requérant demanda en justice l’annulation de ces contrats.

29.  Par un jugement du 5 février 1999, le tribunal de première instance de Cluj-Napoca devant lequel l’affaire avait été renvoyée par la Cour suprême de Justice, annula les deux contrats de vente. Le tribunal départemental, le 26 juillet 1999, puis la cour d’appel de Cluj, le 9 février 2000, rejetèrent les recours des locataires. Le jugement du 5 février 1999 devint ainsi définitif.

30.  En exécution de ce jugement, la mairie de ville de Bucarest dressa le 7 mars 2000 un procès-verbal indiquant le requérant comme le propriétaire légitime de ces appartements.

31.  Il ressort du dossier qu’à une date qui n’a pas été précisée, un recours en révision a été formé contre la décision du 9 février 2000. Cette procédure est actuellement pendante devant le tribunal départemental de Cluj.

2   Les procédures en expulsion des locataires

32.  Les appartements de l’immeuble étant habités par d’anciens locataires de l’État, le requérant proposa à ces locataires, par des lettres délivrées par huissier de justice, de conclure avec lui de nouveaux baux. Se heurtant à un refus, le requérant les assigna en justice, demandant leur expulsion. Les procédures ainsi engagées sont résumées ci-dessous.

a)  l’appartement n° 2

33.  La demande du requérant concernant l’expulsion des locataires de l’appartement n° 2, introduite devant le tribunal départemental de Bucarest, fut considérée par le tribunal comme étant une action en revendication immobilière et rejetée par un jugement du 10 octobre 2000 pour non-paiement intégral de la taxe judiciaire. La cour d’appel de Bucarest, par une décision du 23 janvier 2001, accueillit l’appel du requérant, annula le jugement et renvoya l’affaire devant le tribunal de première instance pour un nouveau jugement sur le fond. Les locataires formèrent un recours contre la décision du 23 janvier 2001, qui est actuellement pendant devant la Cour suprême de Justice, après une audience qui s’est tenue le 2 novembre 2001.

b)  l’appartement n° 3

34.  La demande du requérant concernant l’expulsion des locataires de l’appartement n° 3, introduite devant le tribunal départemental de Bucarest, fut également considérée par le tribunal comme étant une action en revendication et rejetée par un jugement du 10 octobre 2000 pour non-paiement intégral de la taxe judiciaire. Le requérant interjeta appel, qui fut rejeté par la cour d’appel de Bucarest par une décision du 9 février 2001. Le recours formé par le requérant est actuellement pendant devant la Cour suprême de Justice, après une audience tenue le 5 octobre 2001.

 

c)  l’appartement n° 4

35.  A une date qui n’a pas été précisée, le requérant demanda aussi l’expulsion des locataires de l’appartement n° 4, la famille P. Le tribunal de première instance de Bucarest rejeta cette demande par un jugement du 5 avril 1999, au motif que les locataires étaient de bonne foi, bien qu’ils eussent refusé de conclure un bail avec le requérant. L’appel interjeté par le requérant contre ce jugement fut accueilli par une décision du 5 juin 2000 du tribunal départemental de Bucarest. Les locataires formèrent un recours devant la cour d’appel de Bucarest. Par une décision définitive du 18 janvier 2001, la cour d’appel de Bucarest accueillit l’appel, cassa la décision du tribunal départemental et, jugeant sur le fond, rejeta l’action en expulsion introduite par le requérant.

d)  l’appartement n° 1

36.  A une date qui n’a pas été précisée, le requérant demanda également l’expulsion des locataires de l’appartement n° 1, la famille D.M. Par un jugement du 5 avril 1999, cette action fut rejetée comme mal fondée. L’appel interjeté par le requérant fut accueilli par le tribunal départemental de Bucarest qui, par la décision du 2 novembre 1999, annula le jugement du 5 avril 1999 et fit droit à la demande du requérant. Cette décision devint définitive.

37.  L’exécution forcée de cette décision eut lieu à la demande du requérant le 12 juillet 2000, ainsi qu’il ressort du procès-verbal dressé par l’huissier de justice. Le requérant indique dans ses observations devant la Cour qu’il a néanmoins permis à ces locataires de demeurer dans cet appartement le temps nécessaire pour se trouver un autre logement.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La Constitution

38.  L’article 21 de la Constitution du 8 décembre 1991 se lit ainsi :

« (1)  Toute personne peut s’adresser à la justice pour la protection de ses droits, de ses libertés et de ses intérêts légitimes.

(2)  Aucune loi ne peut restreindre l’exercice de ce droit. »

 

B.  Loi n° 59/1993 portant modification du Code de procédure civile

39.  Les dispositions pertinentes de cette loi dans sa rédaction en vigueur au moment des faits étaient ainsi libellées :

Article 330

« Le Procureur général, d’office ou à la demande du ministre de la Justice, peut attaquer par la voie du recours en annulation devant la Cour suprême de Justice, les décisions judiciaires passées en force de chose jugée, pour les raisons suivantes :

1.  Lorsque la juridiction a outrepassé les attributions du pouvoir judiciaire ; (...) »

Article 330¹

« Le recours en annulation peut être introduit à tout moment. »

C.  Loi n° 17 du 17 février 1997 portant modification de l’article 330¹ du Code de procédure civile :

40.  L’article 330¹ fut ainsi modifié :

« Article 330¹ - Pour le motif prévu à l’article 330 (1), le recours en annulation peut être formé dans un délai de six mois à partir du jour où la décision judiciaire est passée en force de chose jugée (...) »

D.  Le décret n° 92/1950 de nationalisation de certains immeubles

41.  Les dispositions pertinentes du décret se lisent ainsi :

Article I

« (...) afin d’assurer une bonne gestion des logements qui se sont délabrés du fait de la volonté de sabotage de la grande bourgeoisie et des exploiteurs qui possèdent un grand nombre d’immeubles ;

Afin de déposséder les exploiteurs d’un important moyen d’exploitation ;

Sont nationalisés les immeubles mentionnés dans les listes annexées (...) au présent décret et qui font partie de celui-ci. Ont été retenus pour l’établissement desdites listes :

1.  les immeubles appartenant aux anciens industriels, grands propriétaires terriens, banquiers, grands négociants et aux autres représentants de la grande bourgeoisie ;

2.  les immeubles appartenant aux exploiteurs immobiliers (...) »

 

Article II

« Sont exclus du présent décret et ne peuvent être nationalisés les immeubles appartenant aux ouvriers, fonctionnaires, petits artisans, intellectuels par profession et retraités. »

E.  Loi n° 112 du 23 novembre 1995 pour la réglementation de la situation juridique de certains biens immeubles destinés au logement, devenus propriété de l’Etat :

42.  Les dispositions pertinentes de cette loi se lisent ainsi :

Article 1

« Les anciens propriétaires - personnes physiques - de biens immeubles à usage d’habitation qui sont passés, en vertu d’un titre, dans le patrimoine de l’Etat ou d’autres personnes morales après le 6 mars 1945, et qui se trouvaient en la possession de l’Etat ou d’autres personnes morales le 22 décembre 1989, bénéficient à titre de réparation des mesures prévues par la présente loi.

Les dispositions de la présente loi sont applicables également aux héritiers des anciens propriétaires, conformément à la loi. »

Article 2

« Les personnes mentionnées à l’article 1 bénéficient d’une restitution en nature, par le rétablissement de leur droit de propriété sur les appartements dans lesquels elles habitent en tant que locataires ou ceux qui sont libres ; pour les autres appartements, elles seront indemnisées dans les conditions prévues par l’article 12 (...) »

Article 9

« Les locataires des appartements qui ne sont pas restitués aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers peuvent opter, après l’expiration du délai mentionné à l’article 14, pour l’achat de ces appartements (...) »

Article 25

« La situation juridique d’autres biens immeubles que ceux qui font l’objet de la présente loi, passés dans le patrimoine de l’Etat avant le 22 décembre 1989, y compris de ceux démolis pour cause d’utilité publique, sera régie par des lois spéciales. »

 

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

43.  D’après le requérant, l’arrêt du 31 mai 1995 de la Cour suprême de Justice a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

44.  Dans son mémoire le requérant fait valoir que le refus de la Cour suprême de Justice de reconnaître aux tribunaux la compétence de trancher une action en revendication est contraire à l’article 6 § 1 de la Convention.

45.  Le requérant se plaint également de ce que le refus de la Cour Suprême de Justice de l’assigner à comparaître dans la procédure concernant le recours en annulation ne lui a pas permis de défendre son droit et l’a privé de l’accès à un tribunal.

46.  Le requérant se plaint en outre de ce qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable devant la Cour suprême de Justice, eu égard aux motifs avancés par cette cour pour refuser de l’assigner. En particulier, il souligne que l’argument de la Cour suprême de Justice selon lequel son assignation était inutile compte tenu de ce que les débats sur le fond montreraient qui était le véritable propriétaire de l’immeuble, équivaut à une décision sur le fond du litige avant le début des débats, contraire à son droit à un procès équitable.

47.  Selon le Gouvernement, la Cour suprême de Justice n’a pas privé le requérant du droit d’accès à un tribunal, mais a simplement jugé que E.A. n’était pas propriétaire de la maison. Par l’effet de l’arrêt de cette cour, le requérant n’est pas propriétaire et en l’absence de droit, il ne peut pas agir en justice.

48.  Le Gouvernement fait également valoir que le requérant ne pouvait pas exiger la possibilité d’intervenir dans la procédure qui s’est déroulée devant la Cour suprême de Justice, puisque la validité de son titre de propriété, à savoir la donation, dépendait directement de la validité du titre de E.A., sa mère qui, elle, avait été assignée.

49.  La Cour doit donc rechercher si l’arrêt du 31 mai 1995 a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention.

 

 

50.  La Cour rappelle que dans l’affaire Brumărescu c. Roumanie ([GC], n° 28342/95, CEDH 1999-VII, p. 261, §§ 61- 62), elle avait conclu à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’annulation d’un arrêt définitif était contraire au principe de la sécurité juridique.

51.  Elle avait également conclu que le refus de la Cour suprême de Justice de reconnaître aux tribunaux la compétence pour examiner des litiges, comme dans la présente affaire, portant sur une revendication immobilière, enfreignait l’article 6 § 1 de la Convention.

52.  La Cour estime que rien en l’espèce ne permet de distinguer de ce point de vue la présente affaire de l’affaire Brumărescu précitée.

53.  Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce, en appliquant de la sorte les dispositions de l’article 330 du code de procédure civile régissant le recours en annulation, la Cour suprême de Justice a méconnu par sa décision du 31 mai 1995 le principe de la sécurité des rapports juridiques et par là, le droit du requérant à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

54.  De surcroît, le fait pour la Cour suprême de Justice d’exclure de la compétence des tribunaux l’action en revendication est en soi contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

55.  Enfin, la Cour relève que la Cour suprême de Justice a refusé d’assigner le requérant devant elle, au motif que les débats qui allaient suivre montreraient l’inutilité de son assignation. De l’avis de la Cour, ce refus, fondé par ailleurs sur un argument préjugeant de la décision sur le fond, a privé le requérant de la possibilité de défendre son droit.

56.  Dès lors, elle estime que le fait pour le requérant de voir analyser son droit de propriété sur le bien en question, alors qu’il n’a même pas été entendu dans le cadre de cette procédure, ni eu la possibilité de se faire entendre, a porté atteinte au principe de l’équité de la procédure, tel que le consacre l’article 6 § 1 de la Convention.

57.  Par conséquent, il y a également eu violation de l’article 6 § 1 sur ce point.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 À LA CONVENTION

58.  Le requérant se plaint que l’arrêt du 31 mai 1995 de la Cour suprême de Justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

59.  Le requérant estime que l’arrêt de la Cour suprême de Justice du 31 mai 1995 jugeant que son immeuble appartenait à l’Etat et annulant le jugement définitif du 7 juillet 1994, a constitué une privation de son droit au respect de ses biens, privation qui ne poursuivait pas un but d’utilité publique. Il fait observer qu’à la suite de l’arrêt du 31 mai 1995, son droit de propriété a été rayé du registre foncier. De plus, en application de la loi n° 112 du 23 novembre 1995, l’Etat a vendu à des tiers les appartements nos 2 et 3 du bien. Or, ce n’est que le 17 mars 1999 que le requérant s’est vu à nouveau confirmer son droit de propriété sur l’ensemble de l’immeuble, à l’exception des appartements nos 2 et 3, pour lesquels son droit de propriété n’a été reconnu que le 9 février 2000. A ce jour, une procédure en révision tendant à l’annulation de son droit de propriété est en cours (§ 30 ci-dessus). Quant à l’appartement n° 4, bien que son droit de propriété fût à nouveau confirmé par la décision du 17 mars 1999, le requérant affirme qu’il ne peut toujours pas jouir de son droit, compte tenu du refus des tribunaux d’accueillir sa demande d’expulsion des locataires. De surcroît, la décision du 17 mars 1999 fait actuellement l’objet d’une procédure en révision (§ 27 ci-dessus). Le requérant prétend que l’ensemble de la situation est imputable au gouvernement défendeur. En effet, l’attitude des locataires qui refusent de conclure un nouveau bail ou de quitter l’appartement, serait due aux décisions de justice contradictoires rendues au fil des années au sujet de son droit de propriété, de sorte que la solidité de son droit aux yeux des tiers s’est trouvée ébranlée.

60.  Le Gouvernement estime que le tribunal de première instance de Bucarest a rendu le jugement du 7 juillet 1994 en méconnaissant sa propre compétence et que la Cour suprême de Justice n’a fait que rétablir la légalité en constatant que l’immeuble n’appartenait pas à E.A., mais à l’Etat.

61.  Il soutient que le requérant n’a jamais été propriétaire de l’immeuble en cause, car E.A. ne pouvait lui faire don d’un bien qui ne lui appartenait pas.

62.  Le Gouvernement ajoute que le requérant aurait pu bénéficier des mesures réparatrices de la loi n° 112 de 1995, selon laquelle les personnes qui se sont vu priver par l’Etat, en vertu d’un titre, de leurs biens immeubles à destination de logement, peuvent êtres rétablies dans leur droit de propriété, si elles habitent toujours le logement confisqué, ou bien se voir octroyer des dédommagements.

63.  La Cour rappelle que le droit de propriété du requérant sur l’immeuble en litige avait été établi le 2 décembre 1994 par voie de donation faite par E.A, dont le droit de propriété avait été reconnu d’une manière irrévocable par un jugement définitif du 7 juillet 1994.

64.  D’ailleurs, le requérant a pu jouir de son bien en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, du 2 décembre 1994 jusqu’au 31 mai 1995. Il s’est également acquitté des taxes et des impôts immobiliers afférents à son bien.

65.  Le requérant avait donc un bien au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, § 70).

66.  La Cour relève ensuite que l’arrêt du 31 mai 1995 de la Cour suprême de Justice a annulé le jugement définitif du 7 juillet 1994 et a jugé que le propriétaire légitime du bien était l’Etat. Elle considère que cette situation est sinon identique, du moins analogue à celle du requérant dans l’affaire Brumărescu précitée. La Cour estime donc que l’arrêt de la Cour suprême de Justice du 31 mai 1995 a eu pour effet de priver M. Anghelescu de son bien au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole n° 1 (voir arrêt Brumărescu c. Roumanie précité, §§ 73-74). Or, aucune justification n’a été fournie par le gouvernement défendeur à la situation ainsi créée. De surcroît, le Cour relève que le requérant a été privé d’une partie de sa propriété jusqu’au 17 mars 1999, date de la décision définitive par laquelle une nouvelle action en revendication du requérant a été accueillie pour une partie de l’immeuble, et jusqu’au 9 février 2000, pour les appartements nos 2 et 3, sans qu’il perçoive de dédommagement.

67.  La Cour ne saurait non plus ignorer les démarches entreprises par la suite par le requérant pour recouvrer la jouissance entière de sa propriété, en particulier celles ayant trait aux procédures d’annulation des ventes des appartements nos 2 et 3. A cet égard, elle relève qu’à l’heure actuelle, des procédures judiciaires sont toujours pendantes devant les tribunaux internes et que certaines visent même à révoquer le droit de propriété du requérant (voir supra §§ 27 et 30).

68.  Dans ces conditions, à supposer même que l’on puisse démontrer que la privation de propriété servît une cause d’intérêt public, la Cour estime que le juste équilibre a été rompu et que le requérant a supporté et continue de supporter une charge spéciale et exorbitante.

69.  Dès lors, la Cour arrive à la conclusion qu’il y a violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

70.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

 

A.  Dommage matériel

71.  Le requérant sollicite une somme de 98 705 euros (« EUR ») correspondant aux loyers qu’il aurait pu percevoir entre la décision du 31 mai 1995 de la Cour suprême de Justice et jusqu’au 31 octobre 2001.

72.  Selon le Gouvernement, même si le droit de propriété du requérant n’avait pas été annulé, il aurait été obligé de toute manière, en vertu de la loi n° 17/1994 sur la prorogation des baux d’habitation en cours, de proroger les baux conclus par l’Etat avant la reconnaissance du droit de propriété de E.A. sur l’immeuble en cause. Se fondant sur un rapport d’expertise déposé auprès de la Cour, le Gouvernement évalue la somme des loyers qu’aurait pu percevoir le requérant du 31 mai 2001 jusqu’au 31 octobre 2001 à 16 156 dollars américains (USD).

73.  D’autre part, le requérant sollicite une somme mensuelle de 625 euros à titre de loyer pour l’ensemble des trois appartements actuellement occupés par les anciens locataires de l’Etat, somme à être octroyée à partir du 1er novembre 2001 et jusqu’à ce qu’il recouvre la jouissance entière de sa propriété.

74.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations à cet égard.

75.  La Cour note que les sommes réclamées au titre du préjudice matériel sont liées à la privation de propriété subie par le requérant, ainsi qu’à l’impossibilité dans laquelle il se trouve actuellement de jouir paisiblement de son bien, que ce soit personnellement ou en percevant les loyers qui lui sont dus par les locataires.

76.  Elle observe que le requérant a incontestablement subi un préjudice matériel en relation directe avec la violation de l’article 1 du Protocole n° 1 constatée en raison de la privation de propriété subie et des conséquences que celle-ci a engendrées pour la jouissance du droit de propriété du requérant, compte tenu en particulier de la vente par l’Etat des appartements nos 2 et 3.

77.  Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime qu’il y a lieu d’allouer au requérant 18 755 EUR à ce titre.

78.  Enfin, pour ce qui est de l’impossibilité pour le requérant d’expulser les locataires qui occupent ses appartements sans titre locatif ou ceux qui, tout en y logeant en vertu d’un bail, refusent de lui payer de loyer, la Cour note qu’elle n’a pas été saisie d’un tel grief et que rien n’empêche le requérant de saisir la Cour d’une telle requête. Il n’a pas été non plus établi que ces faits seraient la conséquence directe de la privation de propriété subie par le requérant. Par conséquent, la Cour ne saurait accorder de satisfaction équitable de ce chef.

 

B.  Dommage moral

79.  Le requérant sollicite 25 571 EUR pour le préjudice moral subi du fait de la souffrance « nerveuse » que la Cour suprême de Justice lui aurait infligée par la décision du 31 mai 1995 et du fait des conséquences de cette décision.

80.  Il demande également 153 427 EUR pour la dégradation de son état de santé, dû à la privation de propriété subie et à ses conséquences. En particulier, il se réfère aux nombreuses procédures judiciaires qu’il a dû engager pour récupérer son bien et aux incessants voyages effectués d’Allemagne en Roumanie et à l’intérieur de la Roumanie à l’occasion de ces procédures qui se déroulent dans différentes localités en Roumanie. Tout cela aurait contribué à la détérioration de son état de santé, notamment à de graves problèmes cardiaques, compte tenu également de son âge avancé.

81.  Le Gouvernement s’élève contre cette prétention, estimant que le requérant n’a pas prouvé avoir subi un préjudice moral. Quant à la détérioration de la santé du requérant, il considère qu’aucun lien direct entre l’état de santé de celui-ci et les procédures judiciaires n’a été établi.

82.  La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits du requérant au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 20 000 EUR représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi.

C.  Frais et dépens

83.  Le requérant sollicite le remboursement de 36 567 EUR qu’il ventile comme suit, sur la base d’un décompte détaillé :

a)  35 800 EUR pour frais des procédures internes liées à la récupération de la maison. Le requérant à présenté à la Cour les factures des voyages effectués en Roumanie (transport, notes d’hôtel, etc.) ; et

b)  767 EUR à titre d’honoraires pour les avocats engagés dans les procédures internes.

84.  Le Gouvernement marque son accord pour payer les frais occasionnés par la deuxième action en revendication, mais s’oppose au paiement des frais engagés dans les procédures initiées à l’encontre des locataires ou par les déplacements du requérant en Roumanie.

85.  La Cour, conformément à sa jurisprudence, recherchera si les frais et dépens dont le remboursement est réclamé ont été réellement et nécessairement encourus pour prévenir ou redresser la situation jugée constitutive d’une violation de la Convention et s’ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, par exemple, l’arrêt Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 62, CEDH 1999-VIII).

86.  La Cour estime raisonnable le montant des honoraires versés par le requérant à son conseil dans les procédures internes et lui accorde le remboursement de ces frais, à savoir 767  EUR.

87.  Pour ce qui est des dépens encourus en raison des déplacements du requérant en Roumanie, elle relève que l’intéressé a été représenté par un avocat dans toutes les procédures internes. Toutefois, elle estime qu’il aurait été difficile sinon impossible au requérant de défendre ses droits sans avoir de contact régulier avec son conseil en Roumanie et qu’en tout état de cause le requérant ne s’est pas déplacé en Roumanie pour chacune des audiences.

88.  Compte tenu des justificatifs fournis et de ce que les procédures relatives aux violations de la Convention constatées se déroulent depuis 1995, la Cour alloue à l’intéressé la somme demandée, à savoir 36 567 EUR, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.

D.  Intérêts moratoires

89.  Les sommes accordées étant libellées en euros, la Cour juge approprié de fixer le taux d’intérêt moratoire applicable en Allemagne, pays de résidence du requérant, à 8,62 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

 

1.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’un procès équitable ;

 

2.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait du refus du droit d’accès à un tribunal ;

 

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention ;

 

4.  Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 18 755 EUR (dix-huit mille sept cent cinquante cinq euros) pour dommage matériel ;

 

5.  Dit, par six voix contre une, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  20 000 EUR (vingt mille euros), pour dommage moral ;

ii.  36 567 EUR (trente-six mille cinq cent soixante-sept euros), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;

 

6.  Dit, à l’unanimité, que les montants mentionnés sous 4 et 5 seront à majorer d’un intérêt simple de 8,62 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

 

7.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 avril 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président